« Pour donner au lecteur une idée de la bravoure de Pedro Romero et de son étonnante habileté ? nous reproduisons ici la curieuse description d’une course royale en 1789, course dont notre spada fut le héros et qui fut célébrée en vers par le poète Cerrajería, disciple fidèle de Gongora y Argote :
 
A l’occasion de l’avènement de Charles IV au trône d’Espagne, de brillantes courses de taureaux furent données á Madrid. On confia la direction de ces courses au fameux spada Pedro Romero. J’ai toujours présent devant les yeux l’étincelant spectacle qu’offrait l’arène avec ses balcons remplis de femmes charmantes et d’élégants cavaliers. 
 
Dans une vaste tribune dressée pour la circonstance au rez-de-chaussée du cirque, se tiennent assis le roi Charles IV et la reine Marie-Louise. Les souverains sont entourés de dames d’honneur, de gentilshommes, de ministres, d’ambassadeurs, de chevaliers et de gardes. Toutes les loges sont envahies par la noblesse. Sur les gradins s’entassent les joyeux étudiants avec leurs maîtresses, les soldats, les marchandes d’amour effrontées [vende doras dégradas), les artisans avec leurs femmes endimanchées, les élèves toreros, etc. Et tout ce monde criait, riait, chantait, plaisantait á tout propos, et s’impatientait á grand bruit. 
 
Les ganaderías avaient fourni leurs meilleurs taureaux, et les cuadrillas étaient parfaites. Jamais la piste n’avait été meilleure et le soleil brillait dans un ciel d’azur. Tout semblait devoir concourir au triomphe de la fête. A l’heure convenue, les toreros font leur entrée en scène. Leur adversaire est un superbe animal. On vit alors Pedro Romero, dont la réputation était déjà glorieuse, s’avancer vers le corrégidor et lui demander la faveur de céder sa place á son frère Juan. La faveur est accordée et le jeune spada se dirige tout fier vers le taureau, au milieu des applaudissements et des cris d’encouragement de la foule. 
 
Derrière les barrières, une jeune fille s’appuyait á l’épaule d’un vieillard. Ces deux êtres regardaient silencieusement les préparati,fs du combat et leurs visages étaient contractés par une horrible inquiétude. Juan s’avançait toujours vers le taureau. Tout d’un coup celui-ci se rue sur le jeune homme, et d’un coup de tête le lance dans les airs. II retomba lourdement sur le sol, pendant que la bête célébrait sa victoire par un long beuglement. Un cri d’épouvante s’élève de toutes parts. Soudain, on voit le vieillard franchir les barrières et courir dans l’arène. Puis il s’agenouille près du corps du blessé et, fou de douleur, il essaie tour á tour, avec ses mains et avec ses lèvres, d’arrêter le sang qui s’échappe à flots d’une affreuse blessure. 
 
Mais Pedro Romero, brandissant l’épée abandonnée sur le sol, crie au vieillard éperdu : « Père, priez la Sainte Vierge pour moi, car si je ne tue pas le taureau, je vais mourir. » En même temps, une voix de femme fait entendre ces paroles : « Pour l’amour de moi, pour l’amour de tes enfants, Pedro, je t’en supplie, n’expose pas tes jours ! » Quelle situation. Mais, sans se laisser émouvoir par le spectacle de son frère mourant, de sa femme en pleurs, de son vieux père écrasé par la douleur, de ce roi qui le contemple, de cette foule hurlante, pâle, ne songeant plus qu’à la vengeance, il s’élance les yeux pleins de flamme au-devant du taureau en poussant un cri terrible qui fait frissonner les spectateurs du drame. 
 
L’angoisse étreint toutes les poitrines, mais bientôt l’épée brille comme un éclair et disparaît jusqu’á la garde entre les deux épaules de la bête, qui tombe sur les deux genoux, mortellement blessée ; l’estocade a été foudroyante. Alors éclatent de tous côtés des applaudissements sans fin. Le délire de la foule est à son comble. Les dames saluent avec leurs mouchoirs et jettent des bouquets au vainqueur. Le roi envoie un de ses pages féliciter le spada et prendre des nouvelles du blessé. Mais Pedro n’entend rien, ne voit rien de ce qui l’entoure. II s’élance vers son vieux père et sa femme qu’il console et rassure de son mieux, puis il étreint dans ses bras le corps de son frère qu’il couvre de ses baisers et de ses larmes. C’est ainsi qu’on vit se manifester au grand jour, d’une façon saisissante, et dans l’espace de quelques minutes, le désespoir d’un père, l’amour d’une femme, l’intrépidité d’un homme, l’enthousiasme d’un peuple, la tendresse d’un roi, le triomphe de l’adresse sur la forcé brutale. Et qu’on ne vienne pas nous dire après cela qu’un drame joué au théâtre intéresse davantage le public ! Laissons cette opinion aux Français. »
 
« Les courses de taureau » / Armand Dayot/ 1889.
 
Datos 
 
Armand Pierre Marie Dayot, né le 19 octobre 1851 à Paimpol (Côtes-d’Armor) et mort le 2 octobre 1934 à Bandol (Var), est un critique d’art et historien d’art français, fondateur de la revue L’Art et les Artistes.
 
Pedro Romero Martínez, né le 19 novembre 1754 à Ronda (Espagne, province de Málaga), mort le 10 février 1839 à Ronda,
 
Pedro Romero appartient à une famille comptant de nombreux matadors parmi ses membres : son père, Juan Romero et son jeune frère José Romero furent eux aussi matadors ; son grand-père, Francisco Romero, est généralement considéré comme l’inventeur de la corrida, pour avoir été le premier à utiliser muleta et épée pour mettre à mort le taureau.
 
Il commence sa carrière en 1771 comme seconde épée dans la cuadrilla de son père, participant à trois novilladas dans les arènes de Jerez de la Frontera. Il se présente pour la première fois comme matador à Madrid en 1775. Commence alors sa rivalité avec « Costillares » et « Pepe Hillo ».
 
Son talent dans le maniement de l’épée le fait surnommer «El Infalible».
 
Il se retire en 1799, mais participe encore de manière épisodique à quelques corridas, avant de se retirer définitivement en 1806. Il prend alors la direction de l’Ecole de tauromachie de Séville, à laquelle il est nommé par ordonnance royale. Il y aura notamment pour élève Francisco Montes « Paquiro ».
 
Patrice Quiot