« Il est entré. Noir. Lourd. Dangereux. Rapide. La force faite animal. Il court sans savoir vers quoi, vers qui. Un mouvement, dans le coin de son œil, lui indique que le danger vient de là, et il charge, brave, fait face. Une masse de muscles, des cornes, la bête est dangereuse. Cette force et cette agressivité, en font une sorte de minotaure, dont on pourrait croire un instant qu’il est invincible. Il s’arrête, et tente de comprendre de quel danger il s’agit. Où ? Quoi ?
 
Dans son lexique des dangers, rien ne ressemble à ça. Mais dans sa bravoure, son instinct sait déjà qu’il va devoir combattre un ennemi inconnu jusque-là. Une sorte d’animal très coloré, dont les ailes roses et jaunes virevoltent et l’agacent. C’est sûr, c’est là qu’il faut frapper. Il baisse la tête, et s’élance, les cornes prêtes à broyer du rose. Arrivé de l’autre côté, il sait qu’il a réussi, il l’a encorné ce volatile, il a senti son odeur, fait voler ses ailes. Il se retourne pour contempler sa proie. Que diable ! Pas de traces de sang, pas de signaux de détresse, pas de cri de souffrance, ni d’agonie.
 
« Cet animal est vraiment surprenant ! »
 
Ne se laissant pas décourager par l’étrangeté de ce combat, la bête s’élance de nouveau, plus vite, plus déterminée à en finir avec cette chimère. Et encore, et encore. Chaque fois, c’est le même scénario. Le taureau se rapproche, commence à connaître cette odeur. Un mélange de sueur animale, et d’autre chose, inconnu ; mais au fil de ce corps à corps, il finit par reconnaître cette odeur-là, celle qui le galvanise. L’odeur de la peur, l’odeur de la proie qui sent le danger. Plus rien n’existe autour, il n’entend plus rien du bruit de la foule qui réclame le sang, acclame la bravoure, et se délecte de la violence. Plus rien d’autre que cette odeur, cet adversaire se résume à cette émotion, car c’est la seule chose qui lui est familière ici : La peur.
 
Les charges se transforment en combats rapprochés, mélange de sueur et de tissus qui le frôlent, et volent, mais jamais rien au bout des cornes. La bête s’épuise à chercher la chair, mais à chaque fois elle ne trouve que du tissu. Dans ce monde inconnu, une seule certitude, une seule option : combattre, jusqu’à la mort. Il est né avec cette connaissance. Il porte en lui toute la bravoure et la force de l’Andalousie, il est né pour combattre. Ses cornes pointues le prouvent, ses muscles saillants le prouvent. Son ardeur au combat fait partie de son existence. Il ne peut en être autrement. Ça fait maintenant de longues minutes que dure ce combat, les forces de l’animal commencent à baisser, et toujours pas une goutte de sang en face. 
 
La bête s’est arrêtée, essoufflée, elle sait que sa force ne suffira pas. Elle regarde encore cet adversaire qu’elle ne comprend pas. Il lui tourne le dos et s’en va en marchant lentement, fièrement. L’odeur familière a disparu, faisant place à une nouvelle odeur, inconnue : celle de la vanité. Et voilà qu’il revient, il lui fait face. Il a troqué ses ailes contre deux cornes pointues et oranges qu’il brandit vers l’animal, signe que le combat doit reprendre.
 
« Cette fois-ci, je vais l’écrabouiller » se dit la bête en chargeant de nouveau l’homme. Mais au bout de sa course folle, il n’y a plus de doute, l’adversaire est plus fort, toujours aussi insaisissable. La morsure des pointes plantées dans sa chair en atteste. C’est le premier sang versé, avec son cortège d’adrénaline, qui lui donne la place de proie et non plus de prédateur. Encore la poussière, encore la sueur, encore le sang rouge comme le tissu, et la chaleur écrasante du soleil qui hier encore caressait son cuir. Soudain, dans cet enfer, un éclair de lumière. Dans une dernière tentative d’encorner son adversaire, la bête a aperçu cet éclair du coin de l’œil, et c’est la fin.
 
Au fond de ses entrailles, l’éclair est venu se planter, le mal est rentré dans sa chair, et la déchiquette de l’intérieur. Son cœur qui bat la chamade vient s’y déchirer à chaque battement, à chaque mouvement. Un genou dans le sable, puis deux. La tête se repose enfin. Pendant que lentement l’esprit vaillant quitte ce monde, on découpe une oreille de cette carcasse, qui, il y a quelques minutes encore, était une bête pleine de vigueur et de force. Le public applaudit le courage du « toréador », et célèbre la vaillance de ce taureau qui a combattu jusqu’au bout. Il quitte cette terre sous les applaudissements d’une foule venue observer cette brutale nature, et ce courage qu’elle n’a pas. »
 
A suivre…
 
Patrice Quiot