Ce texte vieux de cent vingt-sept ans a été écrit à une époque où la politique avait quelque peu troublé les esprits. Le 5 janvier 1895, le capitaine Dreyfus avait été dégradé. Les « lois scélérates » de 1893, votées pour lutter contre l’anarchie, avaient jeté le trouble dans la population et la presse française. De nombreux journaux furent interdits. Le 27 juin 1894, le président Sadi-Carnot fut assassiné par l’anarchiste italien Caserio. Jean Casimir-Perier lui succéda à la Présidence de la République pour moins d’un an. Félix Faure a été élu à son tour Président de la République le 17 janvier 1895. Ce mandat fut perturbé par les prises de position des dreyfusards et antidreyfusards, par celles des pacifistes et des va-t-en-guerre de tout poil, et point d’orgue de cette chienlit environnante, la crise de Fachoda fâchait l’Angleterre pour quelques années.
 
Telle était la situation de la France, quand Fernand Cassany de Mazet (1844-1899) écrivit son pamphlet antijacobin et anti France du Nord…
 
C’était en 1896.
 
« Nous ne sommes pas, ici, dans cette contrée si douce, si agréable, si riante que baigne le Lot, un peuple d’aficionados. Jamais nous n’avons vu chez nous les courses espagnoles avec ses étripements de chevaux, ses terribles blessures à coups de lance, ses écroulements de taureaux, sous l’épée fichée dans la nuque.
 
Nous ne conduisons pas le taureau au torero, mais à la vache et à la génisse, et si nous le faisons beaucoup souffrir, peut-être plus que dans l’enivrement d’un combat à mort, ce n’est qu’au moment de tordre la sève de ses noyaux. Après, châtré, bœuf lourd, il laboure toute sa vie, trame le tombereau, et, quand il est engraissé au point qu’il faut, nous le vendons au boucher qui l’assomme à grands coups de marteau.
 
Nous ne sommes donc pas plus sauvages que les gens de Paris et du Nord, ces sensibles gens de langue française, qui font se massacrer deux coqs l’éperon armé d’une lame de canif ; qui font mordre, étrangler un troupeau de rats dans une cage fermée ou des chiens ratiers s’aiguisent les dents en arrachant la peau, en éparpillant les tripes de ces prisonniers sans défense ; même si nous allons à la chasse, ce qui est comme une guerre déclarée, nous ne connaissons pas ce plaisir de traître de fusiller de pauvres pigeons échappés d’une boite où ils ne se méfiaient pas du chasseur.
 
Et, cependant, quand nous avons vu dans les journaux que ce monsieur Dupuy, ministre de la République, interdisait les courses espagnoles et même les courses landaises à nos frères de Provence, du Languedoc, de Gascogne ; à nos voisins de Dax, de Bayonne, de Mont-de-Marsan, il s’est élevé une furieuse clameur ; fini le monde, s’est demandé avec irritation : « Que nous veut cet homme, ce maître d’école ? Pourquoi ne se mêle-t-il pas de ce qui le regarde ? Nous n’allons pas crier, nous autres, contre les combats de coqs, le Ratier-Club de Roubaix, les tirs aux pigeons de la Picardie, de la Flandre, du bois de Boulogne ; contre les courses à banquette irlandaise ou des chevaux de cent mille écus se brisent les jambes ; où des jockeys, qui ressemblent à des singes, à côté des braves et crânes matadors, se tordent la barre du cou. Eh bien, alors, laissez-nous tranquilles.
 
Mais, les gens du Nord ne veulent pas nous laisser tranquilles. Il y a plus de cent ans qu’ils cherchent à nous ennuyer, à nous lasser, à nous assommer, à nous tanner la peau et nous en avons assez de ces monomanies de francisants.
 
Bientôt, si nous prêtons le dos, ces fonctionnaires impudents vont décréter que tous les gens de France devront se faire habiller à la mode de la Belle-Jardinière, que les jeunes filles d’Arles, les fillettes du pays basque, celles de Bordeaux, d’Agen, de Villeneuve, de Dax, ne devront plus se coiffer du joli bonnet de Provence, du foulard évaporé de Gascogne, mais de ces chapeaux de fausses dames que les marchands parisiens des passages du Caire et du Saumon vendent aux modistes de la campagne quand les américaines du Nicaragua n’en veulent plus.
 
Il faudra, aussi, je pense, enfermer dans l’armoire le tambourin, le fifre, la cornemuse, le biniou, le hautbois de montagne et souiller uniquement dans le cornet à piston de l’armée du Salut et des bals de carrière.
 
Il se peut bien qu’ils demandent encore d’aplanir les Alpes, les Cévennes, les Pyrénées, les monts d’Auvergne, parce que ceux d’au-delà la Loire n’ont pas de montagnes et que ceux du Nord n’ont qu’une plaine rase comme une poêle à frire.
 
Et la mer qui est trop bleue à Marseille et trop verte à Biarritz, je parie qu’il faudra y mettre un store le long du rivage pour ne pas fatiguer la vue des baigneurs, habitués de la Manche dont l’eau est couleur cendres et de lessive, ce qui est bien plus distingué, il faut l’avouer.
 
Et le soleil ? Ne croyez-vous pas qu’il faudra en baisser la mèche, l’éteindre autant que possible, parce que de Nantes à Dunkerque, il n’est pas effronté comme ici et se cache derrière une voilette de brume.
 
Aussi, quand je me souviens que ce monsieur Dupuy est un enfant de l’Auvergne, ceinture montagneuse du Midi, je ne peux pas m’empêcher de l’appeler traître.
 
Il n’est pas le premier venu, ce ministre, il s’en faut de beaucoup. Malheureusement, il est issu de la classe bâtarde que la marâtre université ne se lasse pas de fabriquer, aidée de toute l’armée des curés laïques, les maîtres d’école, obligés de servir, le dos plié, le grand conseil universitaire où il y a tant de huguenots qui voudraient une France aussi laide, aussi triste, aussi froide que les murs d’un temple protestant.
 
Je vous parie que ce monsieur Dupuy ne sait pas même parler auvergnat et qu’il n’aime pas la soupe aux choux. »
 
A suivre…
 
Patrice Quiot