PATRICE
Du fond de l’Espagne, du Portugal, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Angleterre, de la Suède, de la Russie, opulents voyageurs, modestes touristes, hauts dignitaires, hommes de lettres, gens de tout rang et de tout pays, se sont dirigés vers nos Pyrénées, comme autant de parcelles humaines dispersées, tout à coup attirées et réunies par un aimant sur le même point, et c’est devant une assemblée véritablement européenne, que Chronique 1853 (1)
« Du fond de l’Espagne, du Portugal, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Angleterre, de la Suède, de la Russie, opulents voyageurs, modestes touristes, hauts dignitaires, hommes de lettres, gens de tout rang et de tout pays, se sont dirigés vers nos Pyrénées, comme autant de parcelles humaines dispersées, tout à coup attirées et réunies par un aimant sur le même point, et c’est devant une assemblée véritablement européenne, que Cúchares est venu planter, au bord de l’Adour, le drapeau de la tauromachie espagnole.
Il serait difficile de donner une idée exacte de l’aspect animé des arènes improvisées pour Cúchares au moment de l’entrée solennelle de sa cuadrilla dans le cirque.
Soixante et quelques loges, de 6, 9 et 12 places chacune, étaient garnies presque exclusivement de dames espagnoles et françaises, rivalisant par l’éclat de la toilette, de la grâce et de la distinction. Les parures nouvelles, l’or, les pierreries étincelaient partout, et au milieu de ces reflets d’un luxe éblouissant, on a remarqué surtout des types espagnols de la plus parfaite beauté. Douze et seize rangées de gradins circulaires étalaient, à partir de ces loges, en descendant vers l’arène, une réunion compacte de spectateurs, où des groupes nombreux présentaient encore la même richesse et la même élégance. Le cercle se complétait par ces masses pressées, plus sombres, où les hommes sont en majorité, et où éclatent, comme des orages, les grandes agitations populaires. Les tendidos avaient l’aspect d’un tissu de têtes et de bras, et dans la partie la plus élevée du cirque, comme au plus haut fleuron d’une couronne, s’ouvrait la loge des autorités, décorée avec goût et pavoisée aux couleurs d’Espagne et de France, où les magistrats et les plus hautes notabilités des deux villes n’ont cessé de se réunir pendant les trois journées des courses.
La première représentation n’a point satisfait le public : un échec était inévitable ; de vives recommandations avaient été faites aux picadores pour faire épargner les chevaux et amortir la fureur des taureaux ; cette mesure, prise avec exagération, a complètement dénaturé la lutte et fait perdre à ce combat son véritable caractère. Les taureaux, frappés dès leur entrée dans l’arène par de rudes coups de lance, ont paru manquer d’énergie et se sont rebutés au combat. Cúchares lui-même ne se sentait plus dans sa sphère. Il traversait l’arène comme un voyageur dérouté qui cherche à se rendre compte de ce qui se passe et de ce qui l’entoure. Un taureau a été livré à los perros, des coups d’épée ont été donnés sans intérêt à des victimes presque soumises d’avance et résignées à la mort. L’effet du spectacle, en un mot, a été complètement manqué.
À l’issue de cette première représentation, les indifférents et les peureux ont juré qu’on ne les reverrait plus au cirque ; quelques Landais ont pris la fuite, heureux de voir une défaite dans une entreprise concurrente des courses landaises. Cependant, les gens qui tiennent à juger sainement des choses, qui avant de se prononcer veulent voir jusqu’au bout ce qui est soumis à leur appréciation, les aficionados qui savent qu’en Espagne même et en Portugal, sur plusieurs journées de courses une ou deux sont souvent des épreuves malheureuses et des scènes de déception, les spectateurs logiques en un mot, sont restés à leur poste, et plusieurs déclaraient même reconnaître dans les énergiques expressions du mécontentement public, un indice de l’intérêt réel porté à ce spectacle. Cette débâcle pour eux n’était que l’augure d’un triomphe.
La seconde journée, en effet, a eu un résultat tout opposé à celui de la veille. Le spectacle a repris toute sa physionomie espagnole : les banderilleros, les picadores, Cúchares surtout, irrités du désappointement de leur début, n’ont plus voulu faire de concessions à de maladroits et imprudents scrupules ; les taureaux, respectés à leur entrée dans l’arène, se sont présentés plus hardiment et on leur a laissé, ces sauvages allures qui offrent un contraste si piquant avec les manœuvres calmes et calculées de l’homme qui les défie. Les spectateurs, enfin débarrassés des peureux et des profanes qui, la veille, embarrassaient inutilement quelques parties du cirque, se sont sentis plus à l’aise et mieux disposés à suivre d’un œil attentif toutes les péripéties du combat. Cette fois, c’était de la vraie tauromachie. On a pu voir tout ce que peuvent l’audace, l’agilité, la ruse, contre la colère et la force brutale ; on a pu suivre avec un intérêt palpitant toutes les étrangetés, toutes les scènes dramatiques de ce grand duel de la férocité et de l’intelligence. On a pu voir, à plusieurs reprises, le chef de la cuadrilla sauver ses compagnons surpris dans quelques attaques imprévues, et les arracher à une mort certaine par un simple geste, par un mouvement de capa ou de muleta habilement dirigé sur le taureau…
A suivre…
Article paru dans le « Courrier de Bayonne » à l’issue des premières courses de taureaux données à ST-Esprit (Landes), les 21, 22 et 24 août 1853.
Patrice Quiot