PATRICE
… Mais il faudrait les douze colonnes de ce journal pour raconter tous les détails de ces luttes. Rappelons seulement la précision avec laquelle le cachetero Manuel lance à deux pas de distance son petit poignard entre deux vertèbres du taureau qui, en recevant ce coup, tombe instantanément et comme foudroyé sur l’arène. Citons ces vigoureux picadores, Charpa, Calderón et leurs collègues qui, souvent roulés avec leurs chevaux dans la poussière, se redressent la lance au poing et comme cloués sur leurs montures. Comment redire toutes les hardiesses. des chulos et des banderilleros, qui ont, fait si souvent éclater d’unanimes applaudissements ; quant aux espadas, nous ne pouvons que signaler l’inépuisable audace du jeune élève de Cúchares, El Tato ; près d’un si bon maître, il oubliait tout danger et semblait se croire à couvert sous un invisible bouclier ; la surveillance toute paternelle de Cúchares le suivait, il est vrai, comme son ombre; ce jeune torero est indubitablement appelé à une haute renommée ; l’autre sobresaliente a eu plusieurs brillants coups d’épée, et Cúchares a recueilli une assez belle moisson de lauriers, pour rentrer glorieusement en Espagne et y annoncer son désir de revenir en France l’année prochaine.
La dernière journée a surpassé la seconde, en éclat et en mérite artistique, et le succès à venir des courses de St-Esprit est incontestablement assuré.
Les soixante et quelques loges du cirque ont été aussi bien garnies le mercredi que le dimanche, et nos élégantes espagnoles, françaises, anglaises ou allemandes, n’ont point trouvé que ce spectacle fit plus barbare que les cirques équestres et tous autres spectacles où hommes et bêtes vont se rompre les os, sans lutte intéressante, sans dangers prévus et bravés avec l’admirable habileté qui est déployée dans la tauromachie.
Ces dames n’ont pas manqué de prendre gaiement en pitié les ridicules faiseurs de sensiblerie qui voyant leurs peines perdues, se sont tenus coi dans leurs tanières. C’est surtout dans les grandes circonstances que les femmes savent faire preuve de bon goût et d’esprit. Les préjugés ont moins d’empire sur leur jugement que sur le nôtre, et voici le raisonnement d’une Parisienne :
Quelles sont les victimes de ce combat ? Des taureaux tués beaucoup plus humainement qu’ils ne le seraient dans les abattoirs et quelques vieux chevaux qui subissent sur l’arène une mort guerrière et prompte, au lieu de continuer une lente agonie au timon de quelque omnibus, sous les coups de fouet des postillons !
« Mais voyez en effet la belle logique de ceux qui condamnent l’introduction des courses espagnoles en France : ils croient avoir tout dit quand ils ont déclamé avec emphase, ce vague et monotone apophtegme : Cela n’entre pas dans nos mœurs ! Dans une des dernières représentations de l’Hippodrome de Paris, un acrobate s’est brisé les reins en tombant de son trapèze ; une écuyère et un clown se sont mortellement blessés dans leurs périlleux exercices ; faut-il donc supprimer les hippodromes ? Faut-il interdire la chasse, la gymnastique, la natation, les courses au clocher, les ascensions aérostatiques, les machines à vapeur, et mille autres inventions qui font presque tous les jours des victimes humaines ? Non ! tout cela entre parfaitement dans nos mœurs !
Dans le spectacle espagnol qui vient d’être donné à St-Esprit, pas un artiste n’a reçu la moindre blessure, et cette innovation a attiré d’innombrables étrangers dont les mains ont versé des flots de richesses dans les industries de nos deux villes. Faut-il donc repousser ce spectacle sous prétexte qu’il n’entre pas dans nos mœurs que c’est un jeu cruel et immoral ? »
Article paru dans le « Courrier de Bayonne » à l’issue des premières courses de taureaux données à ST-Esprit (Landes), les 21, 22 et 24 août 1853.
Datos
Francisco Arjona Herrera, dit « Cúchares », né le 20 mai 1818 à Madrid, mort à La Havane (Cuba alors espagnole) le 4 décembre 1868.
Bien que né à Madrid, « Cúchares » a été élevé à Séville. À l’âge de douze ans, il entre à l’École de tauromachie de cette ville, où il reçoit notamment l’enseignement de Pedro Romero.
Après son alternative, commence une rivalité avec « Paquiro », puis avec « El Chiclanero ».
Durant une dizaine d’années, il est l’un des matadors favoris du public. Mais à compter du milieu des années 1850, son succès décroît sensiblement, à cause d’une grave blessure au genou.
En 1868, il entreprend un voyage à Cuba, afin d’y participer à diverses corridas. Mais il attrape la fièvre jaune et meurt dans la capitale cubaine.
En 1885, ses restes sont transportés en Espagne et reposent aujourd’hui à Séville.
Patrice Quiot