PATRICE
« La Buick vient de quitter Madrid en direction du Sud. Un coupé argent décapotable, modèle américain introuvable en Europe, qui, d’après Guillermo, roule jusqu’à cent vingt kilomètres à l’heure. Il est bien placé pour le savoir puisque le chauffeur c’est lui. En réalité, il ne l’a jamais vérifié. En 1947, aucune route d’Espagne ne permet d’atteindre une telle vitesse.
Il est un peu plus de dix heures du soir. Dans la voiture les quatre hommes sont silencieux. Le plus souvent ils voyagent de nuit car, à peine leur contrat rempli dans une ville, ils sont, dès le lendemain, attendus à des centaines de kilomètres. Et aussi à cause de la chaleur. C’est précisément entre avril et octobre qu’ils sillonnent la péninsule de long en large, un nombre incalculable de fois. Pendant les mois de suffocation.
Le 27 août 1947 ne fait pas exception. Au cœur de l’après-midi, le thermomètre a dépassé les quarante degrés dans la capitale. « Madrid, trois mois d’hiver, neuf mois d’enfer » prévient le dicton populaire. Il n’était pas question de partir avant la nuit. Linares se trouve à trois cent vingt-cinq kilomètres. Ils ont prévu de s’arrêter souper sur la route et d’arriver avant l’aube.
La Buick file dans le noir complet, passe au milieu de champs calcinés, traverse de petits villages endormis, Ciempozuelos, Arganda, Vaciamadrid, Esquivias, Borox, vrombit devant les maisons silencieuses, soulevant des nuages de poussière. Ceux qui, du pas de leur porte, affalés sur des chaises pliantes à bavarder à la fraîche l’aperçoivent, comme les dormeurs alertés du fond de leur lit par le rugissement du moteur, savent à qui elle appartient, le nom de ses occupants et où ils vont. Ce n’est pas difficile. Des automobiles il y en a peu. Seules deux sortes d’individus ont le privilège d’en posséder : les politiciens et les toreros. Alors, ce bolide américain qu’il a fait venir directement des Etats-Unis, dont on prétend qu’il lui faut un pétrole importé de là-bas, nul n’ignore que c’est celui de Manuel Rodríguez Sánchez « Manolete ». Le torero de Cordoue.
Et qu’il se rend à Linares, dans la province de Jaén, où il doit affronter le lendemain des taureaux de Miura.
Les gens se signent. Si rares sont les voitures. D’ailleurs on se signe toujours au passage de Manolete.
Tant d’histoires courent sur son compte. L’argent surtout, l’argent ! Il empocherait par corrida des sommes impensables et scandaleuses quand la majorité de ses concitoyens meurent de faim. Combattrait des bêtes en dessous du poids réglementaire (dont il ferait assurément épointer les cornes). Refuserait d’affronter des élevages réputés dangereux et ferait exclure certains de ses confrères – ceux qui risquent de lui faire de l’ombre – des affiches où il figure. Bien entendu, si dans les arènes le prix des places a fortement augmenté depuis quelques années, c’est forcément sa faute. Tout cela pour quelques passes, toujours les mêmes, et ses airs de possédé. Un être étrange, inquiétant. Anémique et dépressif, drogué, murmure-t-on, souffrant de graves affections pulmonaires. « Le Monstre » comme l’a surnommé un journaliste. Tous les mois des centaines de femmes lui écrivent pour lui offrir leur sang, paraît-il. Un vampire. Certains sont allés jusqu’à raconter qu’il s’entraîne à la mise à mort sur des opposants républicains prisonniers des geôles de Franco. Mais le comble, ce qui choque le plus le pays tout entier, c’est sa liaison avec cette putain de Lupe Sino. Allez voir s’il ne l’a pas épousée en cachette, et ce, malgré l’interdiction de sa mère, Doña Angustias.
On dit aussi qu’il torée au plus près des taureaux, comme personne ne l’a osé avant lui. Que sous l’habit de lumière qu’il porte depuis dix ans son corps est couturé de partout. Il a encaissé dix-huit coups de corne graves, cuisses, aine, ventre, clavicules, mains épaules plus diverses blessures aux genoux, commotions cérébrales qui l’ont immobilisé parfois pendant plusieurs semaines.
Et cette cicatrice qui lui mange à jamais la joue gauche comme un rictus, un affreux présage que lui renvoie chaque jour son miroir.
Pourtant, au cœur de l’après-midi, quand il pose le pied sur le sable des arènes, le miracle s’accomplit presque toujours : rien que de le voir marcher lors du paseíllo, dans sa lenteur majestueuse, le visage grave et impassible, immense silhouette dégingandée enveloppée dans sa cape brodée, tient du prodige, du sacré. Manolete domine ses adversaires et hypnotise les spectateurs pétrifiés. Chacun songe à la prophétie de Juan Belmonte : « Un jour, un homme parviendra à dompter tous les taureaux, sans exception ». Tous les taureaux. Et ça dure depuis des années, avec son grand corps maigre et sa triste mine – chevalier de quels moulins imaginaires -, des années qu’il est le meilleur, le numéro un, de New-York à Lima en passant par La Havane, Mexico ou Lisbonne. Au Mexique en 1946, il a provoqué des émeutes. Les actualités télévisées ont montré des images de son retour à l’aéroport de Madrid grouillant d’admirateurs et de journalistes.
L’ONU a beau avoir condamné l’Espagne franquiste et imposé un blocus féroce à son encontre, la célébrité de Manolete est internationale.
Chaque jour pourtant, le public réclame davantage. Qu’il avance encore plus près de l’animal, danse avec lui sans regarder ses cornes, et les fixe, eux les spectateurs, ces hommes rationnés au quotidien. Pour se payer un billet, ils se sont saignés à blanc. Parfois, ils ont parcouru des kilomètres à pied, en charrette ou à dos de mulet afin d’être là, de le voir. Donc, ils en veulent, et pas qu’un peu, pour leur argent. Il faut les comprendre. Trois années de tuerie fratricide – la guerre des mille jours, trente-deux mois de massacre – et maintenant, les restrictions, les tickets de rationnement. Manolete le sait, lui qui mange au restaurant tous les soirs et se paie autant de voitures de course que de costumes taillés sur mesure. Alors, quand le taureau passe contre son corps, il lève les yeux en direction des gradins, comme l’a fait avant lui Ángel Luis Bienvenida, se rapproche encore et encore de la bête et termine bien souvent à l’infirmerie. Il n’y a que cela qui les calme, les furieux du soleil ou de l’ombre, les aigris, les jaloux. Et seulement un temps, il ne l’ignore pas….
« Je sais ce qu’ils veulent, et une après-midi, je vais le leur donner », a-t-il déclaré récemment.
Premières pages de « Manolete le calife foudroyé »
D’Anne Plantagenet.
(Editions Ramsay/Septembre 2005/ Réédité en Septembre 2018 éditions « Au diable Vauvert ».
Datos
Anne Plantagenet
Née en 1972.
Après une enfance passée en Champagne, Anne Plantagenet séjourne à Séville et à Londres avant de s’installer à Paris. Elle est l’auteur de nombreuses traductions et son premier roman ‘Un coup de corne fut mon premier baiser’ paraît chez Ramsay en 1998. Elle s’essaie ensuite à la biographie avec ‘Manolete : Le Calife foudroyé’ ou encore ‘Marylin Monroe’ en 2007, avant de passer à la nouvelle en participant au recueil collectif ’11 femmes’ en 2008.
« Manolete, le calife foudroyé »
« 1947, Andalousie, Manolete meurt à trente ans d’un coup de corne dans les arènes de Linares.
Fils maladif et timide d’une mère étouffante, veuve de deux toreros, nul ne croit en lui lorsqu’il décide de devenir matador à onze ans. Son art et son courage vont transformer en dieu ce garçon triste, ingrat. À la fin de la guerre civile, il est le héros sombre du deuil et de l’espoir. Mais ses cachets insolents et sa passion pour Lupe Sino font scandale. L’histoire tragique de celui qui incarna une Espagne meurtrie. »
(Quatrième de couverture de l’édition 2018)
Patrice Quiot