PATRICE
Dès le XVIIe siècle, Antoine Brunel (1655) écrivait : « En tout ce divertissement, on remarque une certaine cruauté invétérée qui est venue d’Afrique et qui n’y est pas retournée avec les Sarrasins, car ce n’est pas le plus grand plaisir du commun des Espagnols que de combattre les taureaux ».
Cette supposée origine africaine donnera une explication facile à la « barbarie » du spectacle qui, pour le marquis de Villars (1681) est « un reste des Maures, dont le génie et les manières ne sont pas entièrement sortis d’Espagne lorsqu’ils en ont été chassés… » A ce propos, il est important de souligner qu’à cette époque et durant tout le XVIIIe siècle et le XIXe, la corrida proposait un spectacle différent de celui que l’on peut voir aujourd’hui et qu’il était plus brutal qu’artistique.
Pour Jacques Carel de Sainte-Garde (1670) la corrida reflète une manière d’être des Espagnols et cette idée que la course de taureaux est l’expression d’un peuple tout entier, va se retrouver dans la plupart des témoignages et impressions jusqu’au XXe siècle.
Voici ce qu’il écrivait à propos des « Festes de taureaux » : « … je puis vous assurer que tous les Etrangers les trouvent fort belles. Il est vray qu’après qu’ils les ont veuës une fois seulement, elles leur deviennent ennuyeuses (…) mais elles sont toujours si charmantes pour les Espagnols, que chaque jour qu’on les recommence, ceux qui les ont veuëus cent fois en leur vie, ne laissent pas d’y accourir avec autant d’empressement que ci ce leur estoit une nouveauté… »
Dans sa dixième lettre, la comtesse d’Aulnoy (1691) après en avoir proposé une longue description, affirme son opposition pour ce genre de fêtes et elle ajoute : « ces festes sont belles, grandes et magnifiques ; c’est un spectacle fort noble, & qui coûte beaucoup : l’on ne peut en faire une peinture juste, il faut les voir pour se les bien représenter. Mais je vous avoue que tout cela ne me plaît point… »
Un texte moins connu, d’un certain Bernardin Martin (vers 1670), décrit avec admiration les préparatifs, l’arrivée des ambassadeurs, des Grands d’Espagne, puis des toreros, mais l’auteur montre un certain mépris pour la « populace qui a un acharnement terrible et il est constant qu’ils paraissent à ce jour plus furieux et plus emportés que dans tout autre temps ».
Il considère que cette fête si particulière, est comme le reflet du peuple espagnol.
Les débuts de la corrida étaient sans doute fort sanguinaires, mais notre auteur n’a pas manqué d’aller plusieurs fois y assister ! On trouve peu de témoignages au début du XVIIIe siècle. La corrida a considérablement évolué. On peut s’en rendre compte à la lecture du premier traité illustré de tauromachie d’Emmanuel Witz (1760).
Dès lors, on pourra distinguer dans les récits de voyage trois attitudes différentes : l’indifférence, le rejet et la condamnation, la curiosité et l’intérêt.
En 1777, le diplomate Jean-François Peyron se montre enthousiaste de son séjour à Séville : tout lui paraît merveilleux, la force et la noblesse du taureau qui en fait le héros de la tragédie et surtout l’ambiance des réjouissances et des divertissements.
Le duc du Chatelet (1798) dans son voyage au Portugal se montre beaucoup plus critique : « Ce spectacle plait singulièrement aux Portugais de tous les ordres et particulièrement aux femmes. Il n’annonce pas beaucoup d’humanité dans les mœurs. On prétend cependant qu’il a de grands avantages parce qu’il accoutume les hommes à affronter le danger, à le voir sans effroi et à payer hardiment de leur personne dans les occasions périlleuses. »
Mais c’est surtout le marquis de Langle dans son fameux Voyage de Figaro (1784), qui exprime son indignation, et son incompréhension : « Je vivrais mille ans, j’y penserais tous les jours, je ne concevrais jamais ce qu’on peut trouver d’attachant, de superbe, à ces affreux combats. » Le Marquis se place dans la situation du « civilisé », qui a fait l’effort d’aller assister à ce spectacle qu’il condamne sans appel. Soulignons aussi qu’à son époque, la compassion envers les animaux était un sentiment peu courant et que sa diatribe relevait essentiellement d’une position antiespagnole.
C’est avec Jean-François de Bourgoing que la corrida devient un objet de polémique. Personnellement, il n’aime pas les taureaux, mais son jugement est modéré et il prend de la hauteur : « Ce qui dans les mœurs espagnoles semble tenir encore à la barbarie, mais prête davantage à l’apologie, ce sont les combats de taureaux, spectacle pour lequel la Nation espagnole a un attachement effréné et qui répugne à la délicatesse du reste de l’Europe. (….) On ne doit rien inférer aux dépens du moral d’une Nation, des objets quels qu’ils soient, sur lesquels porte cet enthousiasme. Les combats de gladiateurs, les luttes affreuses de criminels avec les bêtes féroces, l’excitaient chez les Romains. Les courses de chevaux produisent chez les Anglais une espèce de délire. Disputera-t-on pour cela aux uns, le titre de Nation humaine et policée, aux autres celui de Nation philosophe ? De même, les Espagnols, malgré leur goût effréné pour les combats de taureaux (…) n’en sont pas moins susceptibles de tous les mouvements de bonté et de délicatesse. » (1788)
Avec ce texte, qui correspond aux grands sujets philosophiques des Lumières, apparaît la contradiction qui résulte du relativisme des valeurs morales, ou pour mieux dire la spécificité des critères éthiques, suivant les différents peuples. Il est probable que l’appréciation de Jean-Jacques Rousseau qui souligne que « les courses de taureaux ont beaucoup contribué à la permanence d’une certaine vigueur dans la Nation espagnole » (Considérations sur le gouvernement de Pologne, 1793), a été inspirée par sa lecture de Bourgoing.
A suivre…
Patrice Quiot