PATRICE
Avec l’époque romantique apparaît une problématique plus transcendantale, que l’on a pu définir comme une esthétique de la violence, celle de l’émotion unique que l’on éprouve durant un instant bien défini, qui reflète le destin tragique de l’homme, l’être qui doit mourir et qui est en cela, si proche du taureau.
…. C’est ainsi que la corrida va exercer, négativement ou positivement un incomparable pouvoir de fascination. Théophile Gautier qui dans tous ses écrits s’est révélé comme un maître de l’esthéticisme, a émis une opinion qui contraste avec les appréciations précédemment citées : « L’on a dit et répété de toutes parts que le goût des courses de taureaux se perdait en Espagne et que la civilisation les ferait bientôt disparaître ; si la civilisation fait cela, ce sera tant pis pour elle, car une course de taureaux est un des plus beaux spectacle que l’homme puisse imaginer ; mais ce jour-là n’est pas encore arrivé et les écrivains qui disent le contraire n’ont qu’à se transporter un lundi, entre quatre et cinq heures, à la Porte d’Alcalá, pour se convaincre que le goût de ce féroce divertissement n’est pas encore près de se perdre…. J’avoue que pour ma part, j’avais le cœur serré comme par une main invisible ; les tempes me sifflaient et des sueurs chaudes et froides me passaient dans le dos. C’est une des plus fortes émotions que j’aie jamais éprouvées » (1843).
Edgar Quinet sans doute, le premier véritable aficionado français, avec Prosper Mérimée, se demandait si « les qualités les plus fortes du peuple espagnol n’étaient pas renforcées par l’émulation des taureaux : le sang-froid, la ténacité, l’héroïsme, le mépris de la mort ». Mais, c’est surtout l’impact esthétique et éthique, l’émotion existentielle qu’il éprouva et sa participation quasi mystique à la fin de la tragédie des cinq taureaux, qui est digne d’être rapportée : « Je reste cloué sur mon banc ; tous mes membres sont brisés par la fièvre. Ce mélange de meurtre, de grâce, d’enchantement, de carnage, de danse, l’accablement et la stupeur. Je vois encore ce sang, ces sourires, ces horribles blessures, ces odieuses agonies, le tressaillement du fandango… J’entends ces mugissements et ces rêves ! Je passe du cercle des Centaures du Dante au ciel du Coran. Jamais songe ne m’a porté si rapidement aux deux extrémités de l’infini ». (1846)
D’autres témoignages contradictoires, au XIXe siècle, reprennent essentiellement les anciennes accusations de barbarie.
Bégin confie que « le sort des bêtes, je l’avoue, m’intéressa beaucoup plus que le sort des hommes, qu’on est presque sûr d’avance de voir triompher » (1852).
Le baron Davillier, considère, quant à lui, que « ce n’est pas ici le lieu d’examiner le côté moral des courses de taureaux ; il est certain qu’elles sont fort attaquables à un point de vue très digne de considération (….), cependant ce divertissement, dont il n’est pas facile de nier la barbarie, fait tellement partie des mœurs nationales, qu’il y a lieu de douter qu’il disparaisse de sitôt. (1874)
Qu’il s’agisse de jugements partiaux utilisés par les voyageurs français pour mépriser leurs vieux ennemis espagnols, créant ainsi une véritable légende noire de la corrida, ou des effets psychologiques que produisent un spectacle aussi impressionnant, ou que la « fête des taureaux » soit considérée comme un élément fondamental de l’identité nationale, l’idée dominante est celle de son inexplicable « barbarie », si originale et si fascinante, résumé de la tragédie humaine, qui est une expression exclusive du peuple espagnol. Il faut souligner aussi qu’en trois siècles, pendant lesquels la tauromachie a très sensiblement évolué, les jugements des voyageurs français n’ont guère changé dans leur ambivalence, sauf de remarquables exceptions à l’époque romantique.
Il nous semble éclairant à cet égard, de lire les réflexions du grand aficionado que fut Prosper Mérimée « Le seul argument que l’on n’ose présenter et qui serait pourtant sans réplique, c’est que, cruel ou non, ce spectacle est si intéressant, si attachant, produit des émotions si puissantes, qu’on ne peut y renoncer lorsqu’on a résisté à l’effet de la première séance. Les étrangers qui n’entrent dans le cirque la première fois qu’avec une certaine horreur et seulement afin de s’acquitter en conscience des devoirs de voyeurs, les étrangers, dis-je, se passionnent bientôt pour les courses de taureaux autant que les Espagnols eux-mêmes.» (1833)
Sources :
Introduction au Catalogue « Tauromachies/Collection R. Cluzel » /Hôtel Drouot/Mars 2021 par Jean-Paul Duviols, professeur émérite de la Sorbonne et découvreur du premier traité illustré de tauromachie d’Emmanuel WITZ.
Datos
Jean-Paul Duviols, né à Toulouse en 1936, agrégé d’espagnol et docteur d’État, est professeur émérite de l’Université de Paris IV-Sorbonne, où il occupait la chaire de littérature et civilisation latino-américaine.
L’hôtel des ventes de Drouot ou hôtel Drouot, situé 9, rue Drouot et propriété de Drouot S.A., est le principal hôtel des ventes de Paris. Avec ses 15 salles de vente aux enchères regroupées en deux lieux spécialisés, l’hôtel Drouot est une plaque tournante du marché de l’art français et international.
Depuis l’avènement des commissaires-priseurs, les ventes avaient lieu, lorsque l’espace y était suffisant, au domicile du vendeur ou, pour les ventes plus importantes, dans des locaux loués spécialement à cet effet.
En 1801, est créée la chambre des commissaires-priseurs de Paris qui réorganise la profession. En 1807, face à la difficulté de trouver des lieux pour les ventes et pour permettre aux acheteurs de participer à toutes les ventes sans avoir à se déplacer aux quatre coins de Paris, la chambre décide l’acquisition d’un espace consacré aux ventes aux enchères publiques. Ce sera, à l’unanimité, l’hôtel des Fermes situé 55, rue de Grenelle Saint Honoré (actuelle rue Jean-Jacques-Rousseau). Mais face à la rapide exiguïté du lieu, la Compagnie des commissaires-priseurs décide d’investir l’hôtel Bullion, situé à côté du précédent, rue Platrière (actuelle rue Jean-Jacques-Rousseau), ouvrant ainsi, en 1817, 6 salles de vente avec des bureaux et des magasins de stockage.
Paris devient, à cette époque, la capitale mondiale du marché de l’art et, une fois encore, l’Hôtel des ventes se trouve mal adapté et trop petit. La Compagnie parisienne, voulant rester dans le quartier de la Bourse, acquiert, en 1850, le terrain de l’ancien manoir de Pinon de Quincy (actuelle rue Drouot) pour la somme de 438 000 francs et lance un concours d’architecture pour la réalisation du bâtiment.
Le 1er juin 1852, l’Hôtel des ventes de Drouot, construit sur les plans de Lejeune et Levasseur, est inauguré. Il compte alors 14 salles réparties sur deux étages, ainsi que l’un des premiers monte-charges hydrauliques de Paris, installé en 1869 par Félix Edoux. Commence alors l’une des périodes les plus fastes de l’hôtel des ventes avec la dispersion de nombreuses collections néerlandaises, belges, autrichiennes et anglaises, ainsi que la vente des joyaux de la Couronne (1887), celle du mobilier de l’hôtel particulier d’Émile Zola ( 1898 ) ou celle de la collection de Jacques Doucet (1912).
Patrice Quiot