PATRICE
« C’est du début du XIXe siècle que l’on date l’apparition des premières critiques dans la presse à l’encontre de la corrida. Certes, elles ne sont pas très nombreuses, mais elles soulignent déjà la volonté de provoquer le débat, d’élargir la discussion, de rassembler une majorité en faveur de sa suppression.
Les critiques journalistiques deviennent de plus en plus intenses au cours du XIXe et, surtout, à partir de 1868, date à laquelle les campagnes anti-taurines se multiplient. En 1877, dans El Globo, José Nakens établit la liste des journaux qui combattent la fête taurine : La Época, La España, La Fe, La Nueva Prensa, El Pueblo Español, La Paz, El Siglo Futuro, La Política, El Pabellón Nacional, El Diario Español, El Constitucional, La Iberia, El Tiempo et El Popular.
Un tel inventaire montre combien cette campagne dans la presse était déjà très vive. Ces articles donnent par ailleurs naissance à une multitude de revendications et de panégyriques, sous forme de pamphlets et de brochures. La chronique taurine fait son apparition pour la première fois dans le Diario de Madrid en 1793. Elle ne se généralise dans la presse quotidienne qu’à partir du deuxième tiers du XIXe et contribue, semble-t-il, au développement de la circulation des périodiques. La presse taurine finit par acquérir une certaine catégorie littéraire, grâce à la plume de ses chroniqueurs, tels qu’Antonio Peña y Goñi (directeur de La Lidia entre 1884 et 1896 ; il écrit aussi dans EL Globo et El Imparcial), Mariano de Cavia (El Liberal, El Imparcial, El Burladero, La Lidia), José de la Loma (El Liberal ; il dirige Madrid Cómico).
L’analyse de la presse du XIXe siècle met en évidence le fait qu’à partir de 1895, pour survivre, de nombreux journaux – surtout les revues de divertissements – vont devoir ouvrir une section à la chronique taurine : par exemple, El Comiquito revista de teatros devient, le 31 mars 1900, Revista de teatros y toros.
C’est une véritable explosion de l’afición que connaît cette fin de siècle, et Luis Carmena y Millán recense, dans Bibliografía de la Tauromaquia (1899), 360 revues taurines.
Les rivalités que connaît le monde de la tauromachie (Frascuelo vs Lagartijo ; el Guerra vs Mazzantini ; Bombita vs Machaquito ; El Gallo vs Vicente Pastor ; Joselito vs Belmonte) sont à leur tour reproduites dans les chroniques partisanes (souvent pour des raisons artistiques) d’une façon de toréer.
C’est surtout depuis les grands quotidiens (El Imparcial, El Liberal, El Heraldo de Madrid) que l’on s’attaque à la corrida. Les revues spécialisées représentent davantage un organe de défense de la fête nationale. Mais la presse générale, au sein de laquelle s’opposent chroniqueurs et détracteurs, est paradoxalement fort critiquée par ces derniers qui lui reprochent d’accorder une place prépondérante aux comptes rendus de corridas.
La presse madrilène et la presse sévillane sont la cible des critiques. Elles laissent aux comptes rendus des corridas une trop large place et, ce, au détriment d’autres informations sociales et politiques. La question de la responsabilité d’un tel déséquilibre reste difficile à cerner : est-ce une forte demande du public de plus en plus aficionado ou bien, au contraire, est-ce la presse qui alimente la curiosité du public en multipliant les chroniques ?
Unamuno fut l’un des premiers à s’en plaindre : « lo peor de los toros no es que haya tantas corridas, sino que se hable tanto de ellos ». Il dénonce le tirage excessif de la presse taurine, sa mauvaise qualité, ses piètres journalistes, responsables du « climat d’une vulgarité affligeante qui flatte les instincts morbides des lecteurs ». J.G. Acuña, dans España (semanario de la vida nacional), s’insurge contre la place qu’accorde la presse aux corridas, considérant qu’un tel loisir ne peut que porter préjudice à la qualité du genre.
Armando Gresca, dans Nuevo Mundo, dénonce le même travers, estimant que les informations taurines données sont disproportionnées par rapport à l’intérêt qu’elles représentent et souligne, par la même occasion, combien l’afición croissante pour cette fête barbare frôle le fanatisme.
Beaucoup s’accordent à dire qu’il est scandaleux de constater le nombre de colonnes consacrées aux comptes rendus tauromachiques dans les plus grands quotidiens. « Supprimer », « réduire », « substituer » l’information sur le loisir taurin, telle est leur volonté. C’est surtout la sempiternelle image que l’Espagne donne d’elle-même à l’étranger qui se trouve à nouveau au cœur du débat. La honte est d’autant plus exacerbée qu’elle correspond à un sentiment généralisé d’infériorité en cette période de crise, où tous les regards sont tournés vers l’Europe, le modèle par excellence. Que va-t-on penser en Europe d’un pays où le loisir le plus en vogue est la corrida ? Or, c’est en consultant la presse nationale que les étrangers se rendront compte de son manque de sérieux.
« Honte » associée à « barbarie » reviennent comme un leitmotiv pour caractériser un spectacle populaire qu’une partie de la presse encense et qu’une minorité rejette. On la rend responsable de l’engourdissement des Espagnols alors qu’ailleurs, et de façon simultanée, ont lieu des événements bien plus graves (1898, perte des colonies ; 1909, guerre avec le Maroc et mouvements sociaux à Barcelone ; 1914, début de la première guerre mondiale). Il semble y avoir un décalage entre les préoccupations du peuple et ce que le pays vit historiquement.
Acuña déplore, plus loin, le manque de professionnalisme de la presse qui néglige de renseigner le public sur les événements internationaux : pays resté neutre lors de la première guerre mondiale, l’Espagne est supposée jouer son rôle d’information auprès des pays voisins belligérants. »
Sources : Sandra ÁLVAREZ: “La corrida fin de siècle: parcours dans la presse de 1890 à 1915”. Les travaux du CREC.
A suivre…
Patrice Quiot