PATRICE
« … Ce décalage entre préoccupations politiques et tauromachiques se retrouve dans l’admiration que le peuple ressent envers le torero, véritable figure nationale, vedette enviée de tous en raison de ses rémunérations et de son prestige. Les intellectuels déplorent cette adoration sans limite, d’autant plus qu’elle n’est en aucune façon manifestée envers d’autres hommes peut-être plus utiles à la nation.
Support très prisé de divulgation d’information taurine, mais rendue en partie responsable de l’avilissement du peuple, la presse semble être le point de mire de tous, l’outil que l’on condamne et que l’on utilise paradoxalement pour manifester sa désapprobation et pour évoquer les méfaits de la corrida sur le peuple espagnol.
À la fin du XIXe siècle, s’engage une lutte sans merci entre apologistes et détracteurs. La presse devient un véhicule de propagande anti-taurine. La polémique s’étend, rebondit d’un journal à un autre, donnant l’impression que les censeurs font campagne. Ce qui, à première vue, apparaît comme censure, se transforme au fil des lignes en condamnation. Au XVIIIe siècle, déjà, ceux qui s’attaquaient à la corrida brandissaient des arguments esthétiques, économiques, mais aussi moraux Il semble que ces arguments soient repris par les taurophobes de la fin du XIXe siècle.
La presse quotidienne nationale dénonce, avant tout, le préjudice économique infligé aux familles qui se rendent aux arènes. El Imparcial, El Heraldo de Madrid multiplient les mises en garde à l’approche de la saison taurine. Eugenio Noel est choqué par le budget que les familles consacrent à ce spectacle alors qu’elles crient famine et vivent dans la misère absolue : « El abono de este año es dos veces y media superior al del año pasado. Las corridas continúan siendo el negocio por excelencia, lo que indica que el flamenquismo de nuestra raza aumenta escandalosamente. […] El mal de España no tiene remedio […]. »
Le même méfait est rapporté dans España à l’occasion d’une corrida à Alicante, à laquelle participent Joselito et Belmonte : « Multitud de almas – nos dice un alicantino sensato – esperaba a los dos toreros el día de la corrida, […] la llegada de los nuevos semidioses. Se les dieron vivas ensordecedores… y muchos padres dejaron sin pan a sus hijos por ver esta corrida ».
Mais ce même argument économique est sujet de polémiques. Certains soulignent justement le rendement fructueux que les corridas engendrent dans plusieurs secteurs.
L’argument économique anti-taurin est cependant de poids à une époque où la famine réapparaît, et s’intensifie lorsqu’il est question de construire de nouvelles arènes. Les détracteurs s’insurgent devant un tel gaspillage. Cet argument, tant utilisé au cours des siècles passés, se double d’un souci moral : que faire de son temps ? Un journaliste, dans Juan Rana, considère que les aficionados le sont parce qu’ils s’ennuient : « – ¿Y por qué va usted? – se les pregunta y contestan: […] – se mata la tarde ». Aquí está explicado todo el misterio de la afición: « matar la tarde ». Un aficionado es ante todo un gran aburrido, un hombre que carece de vida espiritual, que va poco a poco atrofiando su inteligencia. »
La corrida est conçue comme un spectacle inutile, qui endort le cerveau et l’esprit de l’homme, victime de son oisiveté. Elle cause donc le retard culturel et intellectuel du pays, ruine les familles modestes, mais aussi l’ensemble de la nation qu’elle pousse à la débauche. Une entrave aux bonnes conduites Ce qui, aux yeux de certains, est une fête joyeuse où priment le mélange des classes sociales et le mélange des sexes, représente, pour les autres, la chose plus immorale qui soit, incitant à la promiscuité des sexes, à un comportement dégradant, à une liberté d’expression qui n’est pas tolérable. La corrida incite à la perversité, à l’oisiveté, à l’immoralité. C’est la liberté de s’amuser bassement qui est ici visée, voire censurée. Et la presse se fait l’écho de ce discours moralisateur. L’image d’une foule qui s’entasse, d’un désordre le plus absolu, où règne la plus grande confusion, revient sans cesse dans les descriptions des arènes.
La corrida représente un moment privilégié de partage, un moment de divertissement, où la promiscuité est tolérée, où regarder les jolies femmes n’est pas interdit. En effet, les arènes ne sont pas qu’un lieu où l’on va se divertir, mais où l’on se montre : ce jour-là, les dames osent afficher leurs charmes, et se permettent même de provoquer les hommes.
C’est, en somme, l’occasion de transgresser un monde sensuel interdit : « una corrida hoy es monótona… Yo no voy a la Plaza por los toros, ni por los toreros… Voy por las mujeres, mi eterna preocupación . »
Mais, pour les détracteurs, ce mélange est source de débauche ; selon eux, les arènes servaient d’exutoire, d’école de la grossièreté et de mauvaise éducation, c’est un lieu où les valeurs morales sont bafouées. Les spectateurs des corridas symbolisent la passivité, la veulerie du pays dans son ensemble. Les femmes sont les premières à être critiquées, car il est entendu que la corrida n’est pas un lieu pour la gent féminine. Face à leur enthousiasme, certains dénoncent l’hypocrisie de leurs valeurs.
Spectacle immoral par excellence, flattant les bas instincts, poussant même à la criminalité, en somme, responsable de tous les maux sociaux.
Rendre la fête nationale responsable de tous les défauts de la société, semble injuste aux yeux des défenseurs. Cependant, pour ses détracteurs, l’engouement national est tel qu’il faut anéantir les courses de taureaux. Et la presse elle-même devrait être l’objet de vigilance stricte afin de freiner l’afición démesurée.
Les arènes représentent également un lieu de liberté d’expression que le citoyen ne semble pas trouver ailleurs. Lucien Clare donne une définition de la fête, et insiste sur la notion de « renversement de l’ordre » que celle-ci implique, car « elle est pour celui qui la pratique une rupture avec l’ordre, avec les mécanismes ordinaires de la société. Dynamique et entraînante, la fête induit des conduites contraires à ce qui se fait à l’habitude. »
Et la corrida est, il est vrai, l’illustration de ce renversement car, dans les arènes, les rôles entre dominants et dominés sont inversés. Dans l’article suivant, le journaliste (taurophobe) présente les arènes comme lieu (dangereux ?) de liberté où le citoyen insulte impunément l’autorité sans crainte de représailles.
Supprimer cet antre sauvage susceptible de pousser à la rébellion, telle est la volonté de ses ennemis. Mais peut-être n’est-ce après tout qu’un lieu permettant une certaine revanche pour qui ne peut se révolter autrement… »
Sources : Sandra ÁLVAREZ : “La corrida fin de siècle: parcours dans la presse de 1890 à 1915”. Les travaux du CREC.
Patrice Quiot