Dimitri Muller aima tout de suite «El Pijota».
 
Il allait le voir tous les jours et restait des heures à l’écouter parler. Le soir, en rentrant à Sarreguemines, il demandait à ses parents de lui préparer de la laitue avec de l’oignon qu’il arrosait d’huile d’olive. Avant de se coucher, il pensait à l’absinthe verte, aux trafiquants d’armes et, devant le miroir de l’armoire de sa chambre, Dimitri Muller dessinait les gestes amples de la passe dite naturelle dont lui avait tant parlé « El Pijota ».
 
Le bus de «Los Amarillos» s’arrêta à 11h 53 au coin de la rue Isaac Peral et de la calle Padre Lechugi de Chipiona.
 
Dimitri Muller consulta le plan qu’il avait rangé contre sa poitrine. Il sentait encore plus fort le picotement à l’endroit où une fine cicatrice lui barrait le sternum.
 
Dimitri connaissait Juan de Montalte depuis un peu plus d’un an et en savait déjà beaucoup sur les mœurs des poissons et les secrets des toros quand, un soir d’août, «El Pijota» lui dit : « Si vous en êtes d’accord, je souhaiterais vous emmener à Chipiona pour y être le huit septembre. C’est la date du pèlerinage de la Vierge de Regla et je crois que vous êtes maintenant à même de tout comprendre. Ne prenez pas beaucoup de vêtements, nous voyagerons comme les hoboes de Jack Kerouac et les maletillas de légende. »
 
Ils partirent tous les deux dans la brume matinale des cheminées de Carling. Ils passèrent leur première nuit au bord de la Sarre, près de l’endroit où elle naît. Puis, au bon gré des camionneurs ou au bon vouloir des serre-freins, ils atteignirent Dijon, Lyon, Montélimar et enfin le Sud.
 
Ils s’arrêtèrent à Nîmes pour saluer un ami boiteux que «El Pijota» avait rencontré au début des années soixante et dix dans une infâme pension de Salamanque. Ils parlèrent toute la nuit au fond d’un petit jardin.
 
A l’aube, ils étaient repartis.
 
Les travestis de Barcelone, les géants de Castellón et de Valencia ne les détournèrent pas de leur marche.
 
Comme Zénon l’alchimiste, ils traversaient leur siècle en laissant derrière eux des déjections d’or fin.
 
Ils virent Albacete puis la Mancha ; ils rejoignirent la route de l’Andalousie à Valdepeñas, passèrent en conquérants le col de Despeñaperros et dormirent un soir dans les corrales de l’arène de Las Virtudes, à coté de Santa Cruz de Mudela.
 
C’était la première fois que Dimitri Muller entrait dans une arène et la première fois aussi qu’il vit Juan de Montalte se signer.
 
Dimitri Muller y pensait quand, ce jour-là, à 13h22, il s’installa à « La Casa Laura » à Chipiona, au coin des avenues de Séville et Jerez, en face le glacier «Las Galias ».
 
Carmelo, qui lui servit un plat de tripes aux pois-chiches, ne le reconnut pas.
 
C’était pourtant bien là qu’«El Pijota» l’avait emmené la première fois, le sept septembre 1987.
 
C’était pourtant bien là qu’on les avait traités comme des princes, les entourant d’attentions inouïes.
 
Ils avaient logé pour la nuit dans la cabane d’un vague cousin, près de la plage de « Las Canteras » au large de laquelle croisaient des pétroliers géants.
 
Très loin, pas encore nommée dans les livres, brillait une constellation ; en l’observant Dimitri Muller y voyait la couleur verte de l’absinthe et les visages grimaçants des trafiquants d’armes.
 
Mais, depuis Lebrija, Juan de Montalte ne disait plus rien.
 
Plongé dans un silence inquiétant, « El Pijota » observait la course des étoiles.
 
«Ahi estamos» se contentait-il de murmurer, faisant glisser entre ses mains les milliards d’atomes qui constituaient une petite poignée de sable.
 
Dimitri Muller y pensait et revint en lui le même sentiment de peur. Il posa sa main à l’endroit où la fine cicatrice lui barrait le sternum.
 
A suivre…
 
Patrice Quiot