C’était arrivé le lendemain matin, ce jour où il faisait presque beau.
 
En pointe, la vache avait donné du fil à retordre aux aspirants toreros qui s’y étaient essayé et dont les déculottées avaient fait rire l’arène portative de Chipiona.
 
Dimitri Muller voyait des gestes qu’il n’avait jamais vus.
 
Dans la contre piste, Juan de Montalte ne parlait toujours pas.
 
Encore et encore et encore, il observait.
 
A un moment, l’œil de la vache croisa celui de Dimitri ; il eut très chaud, puis très froid et il sut à ce moment ce qui allait se passer.
 
«El Pijota » se tourna vers Dimitri : «Elle est pour vous, sur la main droite sans lui donner trop de distance. »
 
Dimitri Muller comprit. Il avait neuf ans et il allait mourir.
 
Juan de Montalte lui tendit la muleta : « C’est celle d’Antonio Garrido, ne nous décevez pas. Vive la Vierge de Regla ».
 
Dimitri Muller s’avança et la vache vint. Il sentit une brûlure au sternum.
 
« Le Diario de Cádiz » en fit écho le lendemain dans une brève locale.
 
Il se réveilla deux jours plus tard dans une clinique de Rota.
 
Juan de Montalte avait disparu sans donner de nouvelles. Après un mois de convalescence, Dimitri Muller repartit à Sarreguemines et retrouva les chicanes de la cour de récréation :
 
« Ton pantalon est décousu ;
 
Si ça continue on pourra voir tes fesses ;
 
Ton pantalon est décousu ;
 
Si ça continue on pourra voir ton cul ».
 
«El Pijota» avait quitté le 22 rue de Cocheren à la cloche de bois et les neveux de Mlle Schwartz l’avaient placée dans un hospice du Poitou.
 
Le temps passa, Dimitri Muller grandit.
 
Il travailla en Allemagne, puis en Angleterre. Il connut des plaisirs idiots et des aventures faciles.
 
Mais à Sheffield ou à Zimmern, le soir, devant le miroir de l’armoire de sa chambre, Dimitri Muller dessinait toujours des gestes amples de la main gauche et voyait dans le ciel la couleur verte de l’absinthe et les visages grimaçants des trafiquants d’armes.
 
Cependant, c’est l’œil de la vache qui le fascinait.
 
Il se réveillait la nuit en sueur, le souffle coupé. Cette sensation trouble, qui valait mille fois les seins lourds de Jennifer ou les cuisses blanches de Benedikt le hantait quand il posait sa main à l’endroit où la fine cicatrice lui barrait le sternum.
 
Un soir de Carnaval à Sarrebruck, il comprit qu’elle l’attendait.
 
Il partit le lendemain et atterrit à l’aéroport de Jerez-La Parra à 9h40.
 
A Chipiona, il déjeunait tous les jours à « La Casa Laura » et on le servait sans rien dire.
 
Un matin pourtant, Carmelo lui glissa à l’oreille : «Ton plan ne vaut rien. Va entre Algar et San José del Valle sur les bords de l’embalse de Guadalcaicín ; là tu la trouveras ».
 
Dimitri Muller y alla le soir même.
 
Il pleuvait à fond.
 
Dans le ciel, la constellation à la couleur verte de l’absinthe et les visages grimaçants des trafiquants d’armes lui montrèrent la route.
 
Il la vit tout de suite.
 
Elle buvait comme buvaient les lions sur les berges du Nil.
 
Dimitri Muller, l’appela : « Vaca, vaca bonita, vaca mía, venga,venga vaquita perdida ».
 
Elle leva la tête et lui sourit.
 
Ses dents étaient des clous.
 
Alors, d’un bosquet de chênes lièges, vêtus d’un arlequin d’habits de lumières, sortirent les fantômes d’Antonio Garrido et aussi Juan de Montalte et aussi Mlle Schwartz et aussi Carmelo et aussi l’ami boiteux de Nîmes et les copains qui l’avaient si sévèrement rossé et aussi Jennifer aux gros seins et Benedikt aux blanches cuisses.
 
Tous chantaient sous la constellation : « Pijotas, pijotas, pijotas de la Regla, que bonitas son los pijotas de la Regla ».
 
La vache mit dans leurs mains ses sabots de fer.
 
Au-dessus de leurs têtes volait le martinet.
 
Au matin, tous ensemble, dans une farandole de sabbat de sorcières, ils disparurent à jamais en direction d’Almonte et du Rocío…
 
Patrice Quiot
 
 
PAUSE POUR WEEK-END TAURINO-LANDAIS.
 
REPRISE DES LIVRAISONS : MARDI 9/05.