Tiré du cajón, ce brindis à Gérard Sanchez «Sancho», Jean- Pierre Bousquet et Béatrice, perdus de vue depuis de nombreuses années, mais toujours présents en ma mémoire…
 
Comme un adorno, impromptue et tendre, l’invitation avait été lancée deux jours avant. J’en avais aimé le détail, non seulement parce qu’il avait été élégant, mais aussi parce qu’il me confirma combien la spontanéité donne force à des choses simples.
 
Nous irions donc déjeuner à Mèze chez Jean-Pierre et nous verrions Béatrice.
 
C’était un dimanche matin de fin d’hiver presque un début de printemps. De mon balcon au-delà des toits de tuiles rouges, j’apercevais dans une transparence le clocher de l’église des Pénitents Blancs d’où devaient sortir les premiers fidèles. Là-bas, dans les campos de Jerez ou de Medina-Sidonia, des vaqueros solitaires avaient peut-être déjà fait une furtive dévotion à la Virgen del Carmen ou au Christ du Prendimiento.
 
Dans leur langue rude et belle, ces hommes de la terre s’étaient naturellement adressés aux saints pour qu’ils soient attentifs et bons avec la camada de l’année.
 
Nous partîmes à l’heure du sorteo, cette heure aléatoire qui pourtant ouvre formellement toute journée de toros et dans l’automobile neuve que Sancho conduisait, je retrouvais intact un délicieux frisson d’aventure : Autoroute A9, direction plein sud et routes d’Espagne qui, tout jeune, m’enseignèrent la géographie de l’errance. Merveilleuses routes de cocagne, route des toros, carretera des toreros, je chéris toujours autant ces morceaux d’un rêve dont depuis plus de soixante ans je me nourris.
 
Sur la banquette arrière un bouquet de fleurs nous donnait l’illusion d’avoir vécu des milliers de triomphes.
 
La maison de Mèze est belle et surprenante. Les escaliers qui permettent l’accès à son haut sentent l’encaustique ancienne et ouvrent sur des paliers étrangement vides. On les gravit dans un silence qu’on aurait dit marqué de la touche du Greco.
 
Au dernier étage, un lieu qui fut autrefois un bar.
 
C’est là.
 
Je me souvenais de Barcelone, calle del Robador, et d’un endroit presque identique : Bordel de luxe, l’archevêque de Ségovie y avait ses habitudes. Il arrivait dans une limousine noire caché derrière d’épais rideaux gris. Les filles faisaient le tapin assises, certaines étaient infirmes, une d’entre elles cul-de-jatte.
 
Les clients la portaient à l’étage.
 
Les terrasses de l’appartement donnent d’un côté sur l’étang dont l’infini rappelle la mer et de l’autre sur des vignes séculaires et des collines violettes. En bas, les rues du village dessinent des sinuosités coquines. Comme à Tarifa ou à Cádiz, on sent qu’ici les choses se passent différemment et qu’on aime autant le bras lourd du pêcheur que l’agilité furtive du voleur de poules.
 
Toreros des ports de la Basse Andalousie, Ruiz Miguel, Galloso, Paquirri rapinaient eux aussi les passes aux toros. A leur façon, ils sont entrés dans la légende des contrebandiers.
 
L’apéro au soleil dura longtemps et ce fut bien ainsi, car aucun de nous ne l’avait imaginé autrement. Accompagnant les huitres, le Chardonnay qui me tournait la tête me faisait redécouvrir le vertige de l’estocade et celui de la force des mots. Le langage de l’un empiétait sur la parole de l’autre, la détournait et lui donnait une destination nouvelle qui indiquait toujours des rivages de sable ocre et de tours mozarabes.
 
Il faisait chaud. Jean-Pierre était somptueux, Sancho magnifique et Béatrice rayonnante.
 
On déjeuna dehors.
 
En m’asseyant à table, je pensais à l’intimité amoureuse d’un repas de poissons au Puerto de Santa María il y a bien longtemps. Je pensais aussi à la rusticité d’un plat de salade verte, de tomates et d’oignons partagé à plusieurs dans la buanderie d’un café de Lebrija qu’en un tour de main le patron avait transformé en jardin des délices.
 
Bien sûr, on prit du temps pour l’épaule d’agneau rôtie.
 
Elle nous annonçait la féria pascale et nous goûtions dans sa chair parfumée notre identité du Sud. Bu à pleins verres, le vin épais des Côtes du Rhône ajouta au moment la nonchalance et le temple des gitans du Sacromonte.
 
Le temps passa comme dans un rêve ou devant un toro, ce qui est, j’imagine, la même chose.
 
A cinq heures, le soleil était presque couché et il fit frais. Sur le port, une vieille dame rentrait. Elle croisa un groupe de jeunes garçons qui partaient en goguette. Tous la saluèrent. Pour eux, cela était inscrit dans un ordre ancien des choses. Tout simplement parce qu’il y a ce qui se fait et ce qui ne se fait pas.
 
Cette morale est aussi celle du monde des toros et, tout bien pensé, elle me convient.
 
On s’organisa à l’intérieur. Là, si le propos se fit plus intense, si l’opinion devint plus tranchée et la critique plus incisive, c’était peut-être aussi que notre parole gommait la réalité pour donner à celle-ci l’éclat de ces deux muletazos de rêve qu’il avait donnés et dont parlera toujours le plus humble des maletillas.
 
Tout était contenu dans l’instant et il ne fallait pas y chercher un début ou une fin. 
 
A Málaga, j’avais vu Curro toréer ainsi. Ce jour où il avait laissé la part à ses doutes et à son incertitude, je compris que le toreo ne voulait rien prouver à personne.
 
Evidemment, après le café, on accepta la goutte. Enigmatique, le mezcal des indiens du Mexique nous livra le souvenir triste de Christian qui y fut grand et l’image heureuse de Denis qui devait y aller quelques jours plus tard. On se sentait liés à ces deux toreros français car leur combat a toujours été aussi un peu le nôtre.
 
Brutale, la boisson des Aztèques nous mit un grand coup de fer et lorsqu’il fallut se quitter, notre euphorie masquait mal une appréhension. Dans nos embrassades d’adieu, je retrouvais les mots des cuadrillas qui, à la porte des hôtels, se souhaitent de tonitruants « Buen viaje » dans lesquels sourd l’angoisse des routes de la nuit.
 
Sur le chemin du retour avec Sancho qui conduisait l’automobile neuve, nous continuâmes à vivre l’amitié et la tauromachie en des milliers d’histoires.
 
Le frisson du départ me transportait encore. Malgré toutes les années, il n’avait pas pris une ride et je savais que, si Dios quiere, longtemps encore sur le coup des six heures de l’après-midi, il m’entraînerait vers ces horizons de «taureaux célestes gardiens d’une brume pâle» qu’évoquait Federico.
 
Ce fut un beau dimanche.
 
Un domingo de marzo del año mil novecientos noventa y seis…
 
Patrice Quiot