PATRICE
« N’oublie pas qu’on écrit avec un dictionnaire et une corbeille à papier. Tout le reste n’est que litres et ratures.” (Antoine Blondin).
« Dans la montagne, s’il y a beaucoup à gagner, il n’y a surtout pas de temps à perdre. Dans la panique qui saisit le coureur en perdition sur la pente, toutes les bouées sont bonnes à prendre.
Sur cette même route de Bagnères nous en eûmes une démonstration d’école, prodiguée par l’Italien Favero, qui avait terminé second du Tour, l’année précédente, derrière Charly Gaul.
L’homme se distingue de l’animal en ceci qu’il est doué d’arrière-pensées. Ayez confiance en lui : on peut exiger à l’intérieur ce que l’on ne voit pas à la devanture. Quand Guillaumet, en perdition dans la cordillère des Andes, déclara à son retour : « Ce que j’ai fait, une bête ne l’aurait pas fait », nous le croyons d’autant plus volontiers que ses actes sont chargés de sens et de prix. La signification est un des privilèges de l’espèce.
En traversant les Pyrénées, nous avons pu, ce jour-là, sonder le prodigieux double fond de la nature humaine.
Nous accompagnions donc Favero. Echappé depuis le matin, il était le seul favori éventuel à avoir réussi à franchir le mur de méfiance dressé par les «grands» en tête du peloton. Ce Vénitien se promenait avec un quart d’heure d’avance sur tout le monde. Les premiers lacets du Tourmalet lui furent pénibles, les seconds désastreux, les suivants fatals.
Au fil des kilomètres, il se trouva non seulement rejoint, mais dépassé, puis distancé par ses camarades.
Hagard, l’œil trémulant sous l’arcade, il montait à sa main, quand ça n’était pas celles des autres, et semblait faire la quête sur les bas-côtés de la route entre lesquels il évoluait en zigzags déconcertants. Une gloutonnerie l’habitait, qui réclamait son dû sous forme de limonade et de bourrades efficaces. Les allègres indigènes, joignant l’utile à l’agréable, se prodiguaient autour de lui et l’escortaient au pas. On eût dit l’image de la mendicité. L’instinct de réclamer était ici plus fort que celui de se donner. Toute pudeur et toute vergogne étaient bannies. On ne pouvait s’empêcher d’évoquer le Monsieur Perrichon de Labiche, qui n’était jamais si heureux en montagne que lorsqu’il lui arrivait d’obliger son entourage. Favero a dû faire bien des heureux en élisant les supporters spontanés vers lesquels il fonçait tout droit, la main tendue, la bouche ouverte.
Pour notre part, loin d’être tentés de le pousser, nous ne songions qu’à le retenir, cherchant une argumentation susceptible de le dissuader d’aborder la descente, ses périls réels, l’isolement à quoi sont voués les coureurs au long de leur dégringolade vertigineuse. Lui, écumant, paraissait ne rien entendre et poursuivait son cheminement vain et insolite. Il y avait là comme un corps étranger qui ne passait pas. L’Italien n’était plus assimilé à la course. Il semblait poursuivre pour son compte personnel une aventure en forme de gageure. Ses équipiers eux-mêmes l’avaient abandonné et ses bulletins de santé, très loin là-bas, sillonnaient la caravane, accablant les uns, stimulant les autres. Nous n’espérions plus le rapatrier. Son désenchantement physique était tel que ses roues n’avaient plus l’air de rouler sur le sol : il n’avançait que parce que la Terre tourne, comme s’il se fut trouvé sur un home-trainer géant, qui emportait dans le mouvement le paysage et les individus. »
Antoine Blondin/Tour de France 1959.
Et puis aussi , comme des kikirikis, quelques illuminations :
– Sur la chute dramatique de Roger Rivière dans la descente du Perjuret, le 10 juillet 1960 :
«… Il gisait à une vingtaine de mètres, en contrebas, dissimulé par un repli de terrain, frappé d’une sortie de paralysie qui lui interdisait le moindre geste, le moindre appel. Et toute cette nature qui l’entourait lui faisait un linceul rugueux. »
– Sur les derniers instants de vie de Tom Simpson, foudroyé au Ventoux le 13/07/1967 :
«… Il est tombé vraisemblablement pour avoir voulu trop bien faire, ce qui me semble l’une des issues les plus naturelles d’un champion, étant entendu qu’il n’y a pas de belle mort aux yeux des survivants, même celle du coureur de marathon. »
– Sur Jacques Anquetil et Raymond Poulidor, duellistes sur les pentes du Puy de Dôme en 64 :
«… Sans doute les exploits d’Anquetil et Poulidor tiraient-ils une partie de leur grandeur du fait qu’ils reposent sur l’exercice extrêmement méticuleux d’une profession. Mais il y avait de la gratuité et de l’amateurisme dans le duel où ils s’opposèrent, le temps d’un goûter de soleil. »
– Sur Eddy Merckx, au lendemain de sa défaillance à Orcières Merlette le 8/07/1971 :
«… Il faisait mine de consulter le profil des futures étapes, mais on était en droit de se demander s’il n’avait pas dissimulé entre les pages, l’horaire des trains en partance pour la Belgique ; une humanité assez inhabituelle chez lui le faisait plus prochain. »
Un luxe d’écriture.
Datos
Antoine Blondin, né le 11 avril 1922 à Paris et mort le 7 juin 1991 dans la même ville, est un écrivain français.
Romancier et journaliste, il a aussi écrit sous le pseudonyme de Tenorio. Il est associé au mouvement des Hussards.
Journaliste sportif également, il est l’auteur de nombreux articles parus notamment dans le journal L’Équipe.
Il suit pour ce journal vingt-sept éditions du Tour de France et sept Jeux Olympiques, et obtient en 1972 le « prix Henri Desgrange » de l’Académie des Sports.
Ses chroniques sur le Tour de France ont contribué à forger la légende de l’épreuve phare du sport cycliste.
Patrice Quiot