Cette année-là, le «Torrey Canyon» s’échouait sur des récifs proches de la Cornouaille britannique et laissait échapper une partie de ses 119 000 tonnes de pétrole brut ; cette année-là, des colonels grecs en lunettes noires prenaient le pouvoir, Charles De Gaulle lançait le « De l’Atlantique à l’Oural » et Valéry Giscard d’Estaing le « Oui… mais » ; cette année-là, Georges Séguy remplaçait Benoît Frachon au poste de secrétaire général de la CGT et la loi Neuwirth autorisait la fabrication et l’importation de contraceptifs.
Cette année-là, la Pentecôte nîmoise fêtait ses quinze ans et le dimanche y vinrent Paco Camino, le Cordobés et Tinín avec les toros du Marquis de Domecq, tandis que le lundi ceux de Joaquín Buendía montrèrent que l’épidémie de fièvre aphteuse était passée.
Cette année-là, le 9 juillet, le toro mécanique de Robert Blancou roula pour la dernière fois au Mont Margarot et l’après-midi aux arènes, Alain faisait sa présentation de novillero.
Cette année-là, Christian et Lucien toréaient les capéas de la Vistrenque ou de la Vaunage et partaient toréer dans le Nord avec le team d’Alfredo Martínez.
Cette année-là, en novembre 1967, j’avais à peine dix-huit ans et au Lycée Technique de la rue Dhuoda, l’Education Nationale m’offrait la possibilité de gagner officiellement quelques sous en m’attribuant un poste de  pion.
Cette année-là explosait la première bombe atomique chinoise et de violentes émeutes secouaient les quartiers noirs de Chicago ; cette année-là, la CIA faisait assassiner le «Che» ; cette année-là, Marcel Aubour gardait les buts de l’équipe de France de foot qui faisait match nul avec la Belgique le 28 octobre grâce à un but de Robert Herbin et Claude Darget présentait le Journal Télévisé.
Les corrales de Nîmes étaient au Bd Natoire, derrière les ponts, et pour les Vendanges, Puerta, Camino et Paquirri tuaient les toros de Germán Gervas.
Cette année-là, des femmes américaines lançaient le « Women’s Lib » et il convenait de prêter crédit aux prédictions de ces gonzesses d’Outre Atlantique qui fumaient de gros pétards et dansaient à poil sous la pluie de Woodstock ; cette année-là, Christian Barnard transplantait un cœur à un polonais et Lauri Monzon, Serge Alméras, Maxime Ducasse étaient en barboteuse ; à Canohes, Richard Milian avait sept ans ; Patrick Varin qui en avait onze s’emmerdait grave à Lyon et n’avait pas encore rencontré Jean-Claude Biec.
Moi, pendant ce temps, je surveillais les internes de terminale m’assurant qu’ils mangeaient bien le rata infect du réfectoire et ne feintaient pas le dortoir pour aller se goinfrer chez la mère Lucette qui tenait un étal de friandises au square de La Couronne avant de finir la soirée au «Lyon» dont la patronne, elle, tenait dit-on une maison close rue de l’Etoile ; le matin, je partais à Montpellier, mais revenais vite le soir à Nîmes où Antonio Ordoñez en 1961 et le Cordobés en 1964 avaient bouleversé ma vie.
Les dimanches d’hiver, mon père, mon frère et moi allions à Jean Bouin au bout de la rue Pitot prolongée applaudir le Nîmes Olympique où jouaient Landi, Mezy, Kabyle.
Cette année-là, je découvrais «Las Ventas» et voyais « El Viti », Tinín et Bejarano tuer les Galache le 20 juin et «El Pireo», Tinín et Paquirri devant les Bohórquez le 21.
Cette année-là, André Pieyre de Madillargues coupait une grosse oreille à Paris avec «Goncourt», Miguel Ángel Asturias triomphait à Stockholm avec «Nobel» et Nîmes Olympique terminait la saison de L2 deuxième derrière Bastia.
Au 23 ter Bd Talabot, je lisais en écoutant indifféremment Mozart, les «Beatles», Verdi, les «Doors» ou Jimmy Hendricks. Souvent aussi, j’allais traîner dans les bars du Bd Victor Hugo, de la Placette ou au « Prolé » à la rue Jean Reboul ; j’y rencontrais de tout et de rien, des clochards et des voyous, des riches et des pauvres, de la connerie et du talent, de vrais et de faux artistes, de vrais et de faux militants, apprenant ainsi à l’insu de mes pauvres parents la philosophie de la vie et la dialectique des discours de comptoir.
L’été, je partais en Espagne avec mes copains les premiers toreros français. Nous dormions dans des pensions sordides et mangions des pois chiches dans des bouges. A Barcelone, nous côtoyions les travelos de la calle del Robador, à Madrid, sur la plaza Santa Ana, des mendiants infirmes rescapés de la guerre civile et des nains dignes de Goya, dans le campo de Jerez ou de Medina Sidonia la misère des paysans andalous et l’opulence des grands propriétaires terriens, tenants du régime franquiste.
Mais on s’en moquait ; nos rêves étaient ailleurs…
A suivre…
Patrice Quiot