PATRICE
A l’époque de Cuchares, de «Desperdicios», d’«El Chiclanero»…
« Les cafés de Madrid nous semblent, à nous autres habitués au luxe éblouissant et féerique des cafés de Paris, de véritables guinguettes de vingt-cinquième ordre ; la manière dont ils sont décorés rappelle avec bonheur les baraques où l’on montre des femmes barbues et des sirènes vivantes, mais ce manque de luxe est bien racheté par l’excellence et la variété des rafraîchissements qu’on y sert.
Il faut l’avouer, Paris, si supérieur en tout, est en arrière sous ce rapport : L’art du limonadier est encore dans l’enfance. Les cafés les plus célèbres sont le café de la Bolsa, au coin de la rue de Carretas ; le café Nuevo, où se réunissent les exaltados ; le café de… (j’ai oublié le nom), rendez-vous habituel des gens qui appartiennent à l’opinion modérée, et qu’on appelle cangrejos, c’est-à-dire écrevisses ; celui du Levante, tout proche de la Puerta del Sol, ce qui ne veut pas dire que les autres ne soient pas bons ; mais ceux-là sont les plus fréquentés. N’oublions pas le café del Príncipe, à côté du théâtre de ce nom, rendez-vous habituel des artistes et des littérateurs.
Si vous voulez, nous allons entrer au café de la Bolsa, orné de petites glaces taillées en creux par-dessous, de manière à former des dessins, comme on en voit dans certains verres d’Allemagne : Voici la carte des bebidas heladas, des sorbetes et des quesitos. La bebida helada (boisson gelée) est contenue dans des verres que l’on distingue en grande ou chico (grand ou petit), et offre une très grande variété ; il y a la bebida de naranja (orange), celle de limn (citron), de fresa (fraise), de guindas (cerises), qui sont aussi supérieures à ces affreux carafons de groseille sure et d’acide citrique que l’on n’a pas honte de vous servir à Paris dans les cafés les plus splendides, que du véritable vin de Xérès l’est à du vin de Brie authentique : c’est une espèce de glace liquide, de purée neigeuse du goût le plus exquis.
La bebida de almendra blanca (amandes blanches) est une boisson délicieuse, inconnue en France où l’on avale, sous prétexte d’orgeat, je ne sais quelles abominables mixtures médicinales ; on donne aussi du lait glacé, mi-parti de fraise ou de cerise, qui, pendant que votre corps bout dans la zone torride, fait jouir votre gosier de toutes les neiges et de tous les frimas de Groënland.
Dans la journée, où les glaces ne sont pas encore préparées, vous avez l’agraz, espèce de boisson faite avec du raisin vert et contenue dans les bouteilles à col démesuré ; le goût légèrement acidulé de l’agraz est un des plus agréables ; vous pouvez encore boire une bouteille de cerveza de Santa Bárbara con limón ; mais ceci exige quelques préparations : l’on apporte d’abord une cuvette et une grande cuiller, comme celle dont on remue le punch, puis un garçon s’avance portant une bouteille ficelée de fil de fer, qu’il débouche avec des précautions infinies ; le bouchon part, et l’on verse la bière dans la cuvette, où l’on a préalablement vidé un carafon de limonade, puis on remue le tout avec la cuiller, l’on remplit son verre et l’on avale.
Si ce mélange ne vous plaît pas, vous n’avez qu’à entrer dans les horchaterías de chufas, tenues habituellement par des Valenciens. La chufa est une petite baie, une espèce d’amande qui croît dans les environs de Valence, qu’on fait griller, qu’on pile, et dont on compose une boisson exquise, surtout lorsqu’elle est mêlée de neige : cette préparation est extrêmement rafraîchissante.
Pour en finir avec les cafés, disons que les sorbetes diffèrent de ceux de France en ce qu’ils ont plus de consistance ; que les quesitos sont de petites glaces dures, moulées en forme de fromage : il y en a de toutes sortes, d’abricots, d’ananas, d’oranges, comme à Paris ; mais on en fait aussi avec du beurre (manteca) et avec des œufs encore non formés, qu’on retire du corps des poules éventrées, ce qui est particulier à l’Espagne, car je n’ai jamais entendu parler qu’à Madrid de ce singulier raffinement.
On sert aussi des spumas de chocolat, de café et autres ; ce sont des espèces de crèmes fouettées et glacées, d’une légèreté extrême, qu’on saupoudre quelquefois de cannelle râpée très-fine, le tout accompagné de barquillos, oublies roulées en longs cornets avec lesquels on prend sa bebida, comme avec un siphon, en aspirant lentement par l’un des bouts ; petit raffinement qui permet de savourer plus longtemps la fraîcheur du breuvage.
Le café ne se prend pas dans des tasses, mais bien dans des verres ; au reste, il est d’un usage assez rare. Tous ces détails vous paraîtront peut-être fastidieux ; mais, si vous étiez comme nous exposés à une chaleur de 30 à 35 degrés, vous les trouveriez du plus grand intérêt.
L’on voit beaucoup plus de femmes dans les cafés de Madrid que dans ceux de Paris, bien qu’on y fume la cigarette et même le cigare de La Havane. Les journaux qu’on y trouve le plus fréquemment sont l’Eco del Comercio, le Nacional et le Diario, qui indique les fêtes du jour, l’heure des messes et sermons, les degrés de chaleur, les chiens perdus, les jeunes paysannes qui veulent être nourrices sur place, les criadas qui cherchent une condition, etc., etc. ―
Mais, voici qu’onze heures sonnent, il est temps de se retirer ; à peine quelques rares promeneurs attardés longent la rue d’Alcalá. Il n’y a plus dans les rues que les serenos avec leur lanterne au bout d’une pique, leur manteau couleur de muraille, et leur cri mesuré ; vous n’entendez plus qu’un chœur de grillons qui chantent, dans leurs petites cages enjolivées de verroteries, leur complainte dissyllabique.
À Madrid, l’on a le goût des grillons ; chaque maison a le sien suspendu à la fenêtre dans une cage miniature en bois ou en fil de fer ; l’on a aussi la bizarre passion des cailles que l’on garde dans des paniers d’osier à claire-voie, et qui varient agréablement par leur sempiternel piou-piou-piou le cri-cri des grillons. Comme dit Bilboquet, ceux qui aiment cette note-là doivent être contents. »
Théophile GAUTHIER « Voyage en Espagne » (1843)
Datos
Voyage en Espagne est un livre de voyage de Théophile Gautier (Tarbes / 30 août 1811 / Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872).
Le livre, qui raconte le passage de l’auteur par la péninsule ibérique tout au long de 1840, accompagné par le collectionneur d’art Eugène Piot, a d’abord été publié en 1843 sous le titre de « Tras los Montes ». En 1845, il a été republié en tant que Voyage en Espagne, titre par lequel il est aujourd’hui connu.
Cette œuvre, exemple de romantisme littéraire et de la laque orientaliste de l’époque, riche en descriptions du paysage espagnol, fait l’éloge du sud, de l’Andalousie, au détriment de la Meseta, désertique et inculte. La présence de la chaleur, un élément récurrent dans la caractérisation du pays, atteint son point culminant dans le chapitre consacré à Tolède
Patrice Quiot