PATRICE
«Corrida»
In memoriam. Montes 1830.
Depuis qu’il s’est, presque petit, hors du toril,
Précipité, l’œil et l’oreille effarouchés,
Considérant les fantaisies du picador
Et les crochets des banderilles comme un jeu,
Sa forme a pris, tempétueuse, de l’ampleur
Regarde : devenue une masse amassée,
Énorme, résultant de vieille haine noire,
Et la tête, compacte, est un poing qui se serre,
Qui ne veut plus jouer contre n’importe qui,
Non : redressant les dards qui saignent sur sa nuque,
Derrière le baisser de ses cornes, sachant
De toute éternité devoir charger celui-ci
Qui dans son habit d’or, de rose mauve soie,
Tout à coup se retourne et, comme il le ferait
D’abeilles en essaim, comme s’il eût pitié,
Laisse aller sous son bras l’animal éperdu
Qui y passe, – pendant que ses regards, brûlants,
S’élèvent derechef, légèrement obliques,
Comme si au-dehors se déposait ce cercle
Que leur éclat compose et leur obscurité
Avec chacun des battements de ses paupières,
Avant qu’imperturbable et sans rien d’une haine,
À lui-même appuyé, placide, nonchalant,
Parmi la houle forte et venante de nouveau
S’enrouler au-dessus de la vaine poussée,
Il plonge son épée, avec presque douceur. »
(Rainer Maria Rilke, 1907)
Rilke a composé ce poème alors qu’il n’avait jamais vu une corrida.
Troublant !!!
Datos :
Rainer Maria Rilke: Ecrivain autrichien né le 4 décembre 1875 à Prague en Bohème et mort le 29 décembre 1926 au sanatorium de Val-Mont près de Montreux, dans le canton de Vaud, en Suisse.
Au terme d’une vie de voyages entrecoupés de longs séjours à Paris, il s’installe en 1921 à Veyras en Valais pour soigner la leucémie qui l’emporte en quatre années.
« Son extraordinaire sensibilité ne supportait pas que rien ni personne l’approchât de trop près, et tout particulièrement un caractère masculin très marqué excitait en lui une sorte de malaise physique. Il se donnait plus facilement aux femmes dans la conversation. Il leur écrivait souvent et volontiers, et il était plus libre en leur présence. » écrivait en parlant de lui Stefan Zweig.
Rilke a dédié ces vers à Francisco Montes “Paquiro”, né à Chiclana plus de cent ans auparavant, en janvier 1805 et mort dans la misère le 4 avril 1851.
Patrice Quiot