PATRICE
« Le taureau a son orbite, le torero la sienne, et entre les deux, il y a un point de danger où culmine le terrible jeu […]. Au moment de tuer, on a besoin de l’aide du duende pour toucher au cœur de la vérité artistique. »
Federico García Lorca, « Jeu et théorie du duende ».
« C’était un taureau noir un peu plus gros que le premier. Ses cornes étaient bonnes et il entra bien avec vigueur. Luis Miguel [Dominguín] s’avança avec la cape et exécuta quatrí véroniques tristes et lentes puis enroula le taureau tout autour de sa taille en une media-verónica […] Il allait tirer tout ce qu’il pourrait de ce taureau et il l’entreprit à la cape et le fixa exactement où il voulait qu’il chargeât le picador. Le picador s’avança et brandit sa pique et le taureau chargea. Le picador le frappa au moment où il heurtait le cheval […] et Luis Miguel le reçut de nouveau […] Il voulait fixer le taureau d’un rapide mouvement de cape les pattes avant à l’extérieur du cercle peint, mais tandis qu’il passait devant le cheval, face au taureau et le dos tourné au cheval et à son cavalier, lequel tenait sa lance tendue, le taureau chargea le cheval et Luis Miguel était sur la trajectoire de la charge. Le taureau n’accorda pas la moindre attention à la cape et enfonça sa corne dans la cuisse de Luis Miguel qu’il projeta d’un seul coup vers le cheval […] Le taureau le rattrapa en l’air et quand il fut retombé lui décocha plusieurs coups de corne sur le sable. Son frère Domingo avait sauté la barrière pour aller le chercher. Antonio et Jaime étaient tous entrés avec leur cape pour écarter le taureau. Tout le monde savait que la blessure était grave et l’on avait l’impression que la corne avait pénétré dans l’abdomen. La plupart des gens le croyaient mortellement blessé. […] Il avait le visage gris tandis qu’on l’emportait au long du callejón, il se mordait les lèvres et ses mains étaient posées sur le bas de son abdomen. […] L’habitude, quand un taureau a blessé gravement et peut-être mortellement un matador, comme cela semblait le cas, est que le matador qui hérite le taureau le travaille brièvement et le tue aussi vite que possible. Pour Antonio [Ordóñez], il n’en était pas question. C’était un bon taureau et il se refusait à le gâcher. Le public avait payé pour voir Luis Miguel. Il venait d’être éliminé d’une manière stupide. C’était son public. S’il ne pouvait voir Dominguín, il aurait Ordóñez. »
Ernest Hemingway, « L’été dangereux »
« Il les aimait trop, en effet, ces bêtes, pour pouvoir rester longtemps sans les tuer. Il n’y a que la possession qui délivre. Ici, la possession, c’était l’acte de tuer, variante de l’autre sacrifice. Les peuples primitifs adoraient le fauve qu’ils chassaient et tuaient. Le taureau Apis, expression la plus parfaite de la divinité sous la forme animale, les prêtres au bout d’un certain temps, le noyaient dans une fontaine consacrée au soleil […] Tel le poète que secoue l’inspiration, tel le compositeur qui improvise, tel, dans le lit, l’homme tenant sa bien-aimée nue lui fait prendre la forme qu’il veut avec ses longues caresse tâtonnantes, tel Alban façonne le taureau, son élan et son âme, façonne la vie qui se dévore elle-même à mesure, dans l’ivresse et la douleur de la création. »
Henry de Montherlant, « Les Bestiaires »
« Une course de taureaux est un spectacle immoral, c’est pourquoi il forme l’intelligence […]
Pour qu’un public se change en peuple, il doit s’identifier au torero […]
Celui qui ne pense pas ce qu’il dit ou fait, en toréant, ou en tout, ne fait ni ne dit rien – pensée et style ne font qu’un. »
José Bergamín
« Hier, j’ai encore vu un combat de taureaux, où cinq hommes travaillaient le bœuf avec des banderilles et des cocardes, un toréador s’est écrasé une couille en sautant la barricade. »
Vincent van Gogh, « Lettre à Théo, Arles, avril 1888 »
« Aussitôt, tout s’anima et s’efforça pour atteindre à la hauteur où le vieux monstre agitait son défi. Un taureau noir parut qui, après deux ou trois faux-dieux de pacotille était un vrai dieu. Car les hommes ont les dieux qu’ils méritent. Et celui-ci se rua, mauvais comme Jéhovah lui-même, sur Belmonte […] C’est à ces moments-là que les dieux déguisés en taureaux, en Dionysos, en Jésus, en Phèdre ou en Macbeth, s’assouvissent à jamais sur ces créatures humaines qu’ils ont tirées de leur ventre et qui les gratifient de l’aveu délirant qu’elles sont passionnées de vivre. »
Pierre Drieu la Rochelle, « Drôle de voyage »
« En réalité, il n’y a ni lutte, ni duel entre l’homme et la bête, mais la formation d’un couple isolé par le silence d’une double hypnose, unifié par la mise en œuvre d’un sacrement ancestral sur lequel aucune règle n’a plus de prise […] La haine est absente d’une corrida. N’y règnent que la peur et l’amour. J’admets fort bien qu’une femme amoureuse d’un torero devienne, sans le savoir, jalouse de la bête […] Ce sont des habits de noce que le torero devra revêtir lorsqu’on lui annonce que le moment approche. Dès cette minute, on allumera les cierges devant la Madone, l’assistance se taira, éprouvera une gêne insurmontable et le torero se trouvera en proie à une peur sacrée. »
Jean Cocteau, « La Corrida du premier mai »
« C’est net, fatal, définitif, imparable : là est la vérité. Elle se joue dans ce cercle sableux. Elle est jeu et art vivant. Elle est beauté. Elle est intelligence, l’autre mot pour : vivacité. Elle est ombre et lumière. Elle est éternité vécue. Elle est géométrie dans l’espace. Elle est rapport entre les couleurs. Elle est dessin et dessein… Elle est destin, aussi. Elle est pas et cambrure des reins. Elle est paso doble et passacaille. Elle pose des banderilles. Elle est bronca puis cris de joie. Elle est évanescence. Elle est féérie. Elle est soie, silence, rose fuchsia, or, jais, sang, mouvement, fixité, souffle… Ce que j’ai lu de si lumineux dans ses livres (Nietzsche), comme dans ceux de José Bergamín, mais aussi de Baltasar Gracián, et chez Ignace de Loyola, trouve ici son approbation : je l’éprouve dans la réalité du soir qui tombe sur la Maestranza. »
Jack-Alain Léger, » Maestranza »
« Le théâtre n’est pas sérieux, c’est la course de taureaux qui l’est. »
André Malraux.
A suivre…
Patrice Quiot