« Le visage osseux, les pommettes saillantes, les oreilles décollées, Tony Camboulive allait avoir dix-neuf ans. Il était svelte, plutôt grand, finement découplé. Ses yeux assez rapprochés étaient profondément enchâssés dans les orbites. Il avait le regard perdu, la mâchoire un peu lourde et les lèvres épaisses. D’humeur douce, taciturne, toujours égale, il parlait peu. Sa voix sans timbre ne portait point. Non que ses propos, le plus souvent du meilleur sens, ne fussent proférés à bon escient. Mais il avait l’habitude de la soumission et n’insistait jamais pour qu’on les prît au sérieux. Il y avait dans son aspect un air de loyauté et de réserve qui forçait d’abord la sympathie et comme le reflet d’une âme capable de nourrir de beaux desseins. Le détail de tout cela échappait certes à son entourage qui n’était pas cependant sans en ressentir une sorte d’obscure contagion. 
Si Tony n’était pas écouté, du moins il était estimé et particulièrement aux « Huileries réunies » où il exerçait, en leur siège social d’Aigues-Mortes, l’emploi d’aide-comptable. Tout de suite sa netteté, sa minutie, sa belle écriture, sa compréhension innée des chiffres, et par-dessus tout son souci de ne pas capter à son profit l’attention des patrons, lui avaient attiré la bienveillance du personnel. Il opérait vite, sans rature mais ne cherchait pas à faire de zèle. Dès qu’il avait terminé, il s’enfouissait dans une méditation sans fin qui était son climat naturel. Il paraissait ne s’ennuyer jamais tant sa rêverie semblait nourrie. Il n’en sortait que pour manipuler, démonter, remonter de vieilles montres dont il possédait un assortiment dans son tiroir. Il aimait aussi l’héraldisme, dessinait des blasons, dressait des généalogies. Mais sa passion dominante, cardinale, était les « toros ». On peut avancer qu’il vivait sous l’obsession constante des « toros », au point de ne sortir qu’avec un cache-poussière au bras pour exécuter sur-le-champ les passes assorties à l’instant de sa rêverie. Une auto surgissait-elle, il voyait incontinent un fauve de poids et de respect, un sombre Miura des pâturages andalous qu’il était opportun de fixer par quelques véroniques serrées, exécutées de près, à frôler la corne. Il ne croisait jamais un chien qu’il ne lui mît le leurre sous le mufle. Il se mouvait dans un perpétuel mirage taurin. S’il traversait la place d’Aigues Mortes c’était au rythme allègre d’un paso doble, du pas traînard et désabusé qu’ont au défilé les idoles de la tauromachie moderne. Quelque femme se montrait-elle à une fenêtre, c’était à l’évidence une admiratrice ambitieuse d’étaler devant elle sa cape de défilé et à qui il ne pouvait refuser de dédier la mort de son prochain « toro ». 
Il était de cette sorte de mystiques à froid qui donne des saints, des grands coloniaux et des assassins politiques. Sa mère lui avait permis d’installer dans sa chambre une grande glace devant laquelle il exécutait à tout moment le jeu de cape et de « muleta ». Il épuisait le répertoire des passes, épurait sans cesse les siennes, raffinait sur les détails, liant les figures, combinant les gestes novateurs des maîtres jusqu’à dégager l’ébauche d’un style à lui neuf, jamais vu sublime, proprement incopiable. Certains jours, pour lui seul, il revêtait le « costume de lumière ». C’était un costume de novillero, il est vrai assez défraîchi, rose et argent dont lui avait fait présent Louis Navarre, un vieux peintre du cru pour qui il avait fréquemment posé. La coiffure notamment, la « montera » rigide aux ailes convexes, était de vingt années plus ancienne que le costume. Mais Tony Camboulive n’imaginait rien de plus beau que ces défroques éteintes par quoi il se trouvait soudain mué en torero des temps héroïques, tout semblable à ceux dont les lithos du journal La Lidia qui tapissaient ses murs lui révélaient l’image un peu lourde et virile. Eux, les Frascuelo, les Reverte, les Lagartijo ne possédaient pas la ligne, n’étaient pas mus par le souci de beauté qui hante les étoiles d’à présent. Mais du moins ils affrontaient des encornés redoutables, grands comme des cathédrales qui prenaient vaillamment dix piques et donnaient du travail aux charpentiers. 
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Les effigies de ces géants de l’arène voisinaient avec une photographie en pied de feu. M. Camboulive père, brigadier de gendarmerie, homme lourd et avantageux aux narines épaisses et qui ressemblait aussi peu que possible à Tony. De mauvaises langues avaient un temps propagé que le gendarme, veuf, s’était trouvé à point pour endosser contre honnête récompense une paternité qu’on attribuait pour lors au fils d’un riche propriétaire d’Uzès chez qui l’avenante Rosine était servante. Rosine Camboulive se moquait bien à présent de ces racontars. Elle allait dans Aigues-Mortes, alacre et débonnaire, blanchissait et au besoin ravaudait le linge. Le bonhomme Camboulive, qui volontiers buvait plus que de raison, n’avait pas fait de vieux os. Rosine touchait sa pension en regardant pousser ce fils rêveur et silencieux, qui lui demeurait étranger, avec qui elle n’avait guère de sentiments communs et qui pour tout dire lui était impénétrable. Mais comme elle-même ne chercha pas à pénétrer quoi que ce soit elle s’en accommodait aisément. Il avait un air soigné qui lui faisait honneur. Il était apprécié de ses patrons. La passion des « toros », somme toute vénielle et d’ailleurs fort répandue dans la région, ne faisait de mal à personne. Il valait mieux ça que de courir la gueuse. Vint un temps que les choses se gâtèrent. Tony, dont le calme et la docilité avaient été jusque-là exemplaires, connut des entêtements subits, des périodes d’exaltation, d’affirmation volontaire suivies d’affaissements profonds. On le vit boire avec des garnements. On le vit même à Nîmes hanter un bar mal famé et s’en vanter. Il fréquentait le club taurin et, lui naguère si discret et amène, prônait à présent, défendait, imposait à l’étonnement de tous ses préférences avec une véhémence intransigeante et fanatique. 
A ces poussées d’agitation succédaient de longues prostrations. Parfois, il pleurait. A son bureau, il restait des heures sans rien faire, hébété, effondré dans un abîme de rêve. Son travail s’en ressentait. L’écriture s’affaissait, les registres n’étaient plus à jour, les traites, les relevés de fin de mois demeuraient en blanc dans le tiroir avec les vieilles montres délaissées. Son efficience ne tendait à rien. Le chef-comptable chez qui l’âge avait émoussé les qualités professionnelles s’en alarmait. Il comptait d’ordinaire sur le travail de Tony pour préserver son prestige et masquer son insuffisance. Il le ménageait et s’employait avec douceur à le persuader de se reprendre. Cette métamorphose soudaine d’un employé modèle passait son entendement. Tony opposait à tout un flegme obstiné, un pâle sourire que le comptable jugea narquois. Il crut que son employé le bravait et pensa de bonne foi ne plus pouvoir différer de s’en ouvrir au patron. Celui-ci convoqua Tony dans son bureau, décidé à lui faire de paternelles remontrances et à pénétrer son secret. »
A suivre…
Patrice Quiot