« À la fin du XIXe siècle, se côtoyaient le fonctionnaire d’État, le sénateur, le député, le banquier, le commerçant et le modeste employé, l’ouvrier, mais aussi, assises côte à côte, la dame aristocratique huppée, la cocotte ou la prostituée des couches sociales les plus basses. 
 
Si, aux yeux des détracteurs du spectacle taurin, cette promiscuité sociale n’avait rien de très agréable pour les gens de la haute société, contaminés par la vulgarité du bas peuple, les apologistes appréciaient ce désordre positif, cette oasis démocratique qu’étaient les arènes, où la foule pouvait enfin régner. 
 
Ce mélange des classes était salutaire, c’était le seul endroit où s’effaçaient et disparaissaient complètement toutes les divisions politiques, religieuses et régionales. La présence de la femme constituait un autre point de conflits. Si elle a toujours fait partie du public, sa présence répondait surtout à des critères purement esthétiques puisqu’elle était vue comme élément décoratif de la fête.
 
Ainsi, les femmes se paraient elles de leurs plus beaux habits et affichaient-elles leurs charmes, pour être vues, admirées, et flattées. Véritables appâts pour les hommes, elles étaient, pour certains spectateurs, la seule et unique raison de leur venue aux arènes. Or, la mixité sociale du spectacle n’allait pas de pair avec une mixité sexuelle. 
 
Autour de 1900, le placement dans les arènes était générique, les convenances imposaient une séparation des femmes et des hommes sur les gradins. On condamnait la permissivité qu’induisaient les corridas car la promiscuité des sexes sur les gradins encourageait l’échange de regards libidineux, et permettait de transgresser tout un monde sensuel et interdit. 
 
En 1913, dans un souci de morale et de pudeur, les arènes de Séville décidèrent d’installer des couvrepieds — des planches de 25 centimètres de haut — sur certaines rangées, afin d’éviter que, depuis les gradins, un dépravé puisse regarder les chevilles de ces dames. 
 
Mais bien qu’ouvert à un large public, la démocratisation du public était quelque peu trompeuse. S’il existait une adéquation interne en fonction de l’âge et du sexe, il en était de même pour la classe sociale du public participant. 
 
L’emplacement dans les arènes était aussi le reflet de la stratification sociale de la société. Celle-ci était liée à la situation géographique des places sur les gradins. 
 
Ces derniers étaient divisés en plusieurs secteurs, numérotés à partir de 1855 et séparés ostensiblement en barreras, contrabarreras, delanteras, gradas et andanadas (termes qui correspondent à la gradation des places les plus proches aux plus éloignées).
 
La barrera, par exemple, est réservée uniquement aux personnalités ou aux gens connus du mundillo. Ce n’est pas tant le confort de ces zones qui marque la séparation des classes sociales, mais l’ensoleillement et la proximité – et par conséquent la visibilité – du spectateur par rapport à l’arène.
 
Le prix variait (et varie encore) en fonction de l’exposition ou non au soleil, les places à l’ombre étant plus chères que celles au soleil. Il était donc courant de dire que les classes populaires s’asseyaient au soleil et les plus aisées à l’ombre, les arènes reproduisant ainsi les différences sociales de l’extérieur. 
 
Cette distinction populaire et érudite est vieille comme le monde. Mais, tous les spectateurs de l’ombre n’étaient pas riches, ni ceux du soleil, pauvres. 
 
Alfredo Marquerie rappelle que les motivations avaient une influence sur le sacrifice économique que le public était prêt à faire au moment d’acheter les entrées : ainsi, on pouvait trouver des étudiants sans le sou assis à l’ombre, mais aussi des apprentis et le tiers état que Manolete appelait « lo sosial ». 
 
Un autre cliché assez répandu sur la réception du spectacle taurin concerne l’idiosyncrasie des deux publics, l’un tapageur et bon vivant, l’autre sobre et sérieux :
 
« Los de barrera, ni se inmutan. Son gente seria que no puede reír; acarician gravemente su vaso de coñac con seltz, y fuman, en silencio, pitillo tras pitillo. Los de los tendidos corean o rugen […]. Los habitantes de las alturas, o callan o patean » (Camilo José Cela, 1945). 
 
Par conséquent, on a créé à partir de là une différenciation dans le degré de connaissance taurine de chacun de ces deux publics, et celui du soleil semble toujours perdant. Il est possible que ce stéréotype selon lequel ceux qui étaient assis à l’ombre s’y connaissaient mieux, vienne de la façon dont la fiesta était vécue : le sérieux de l’ombre l’emporterait sur le brouhaha du soleil. 
 
Par ailleurs, on estimait que la classe sociale de l’ombre était davantage cultivée et donc plus à même de comprendre les rouages de la tauromachie : 
 
« El que atienda exclusivamente a la sombra, incidirá en lo erudito, en lo minoritario, en el conceptismo sin difusión » (Marquerie, 1945) ; « Se me antoja que el público de los tendidos de sol es más vario y se renueva con más frecuencia; como los de sombra somos casi siempre los mismos, los empedernidos, los recalcitrantes, los que hemos estado mucho tiempo en muchas Plazas de toros, nos tenemos por los más entendidos e inteligentes. » (Felipe Sassone, 1945).
 
Néanmoins, n’oublions pas que la tauromachie est avant tout un art populaire et qu’elle garde un lien avec le « peuple » dans son ensemble. Il est vrai que le torero se gagne davantage, et plus vite, la reconnaissance du public du soleil et, ce, sans doute parce qu’il est issu de la même couche sociale. 
 
Selon Felipe Sassone, les sombreados seraient plus constants et plus réservés dans leur idolâtrie, alors que les soleados seraient plus versatiles et plus sentimentaux, applaudissant le torero dont on leur a dit qu’il était père de famille nombreuse, généreux, et récemment sorti de prison… »
 
Sandra Álvarez Molina.
 
« La corrida vue des gradins : Afición et réception (1900-1940) ».
 
CREC, Université Paris-III.
 
Datos 
 
Sandra Álvarez, née en 1973, agrégée d’espagnol et docteur de l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, est actuellement professeur de langue et littérature espagnoles au Lycée Français de Madrid. Membre du Centre de Recherche sur l’Espagne Contemporaine (CREC), elle est l’auteur d’une thèse sur les campagnes anti-taurines et anti-flamenquistes de la fin du XIXe siècle en Espagne, ainsi que de plusieurs articles sur la tauromachie et sur le flamenco de cette époque.
 
Patrice Quiot