PATRICE
Notre mère y est pour peu, notre père pour un peu plus et l’école n’y est pour rien. Jeanne ne voyait aucune objection à ce que mon frère et moi allions aux arènes, même si elle eut préféré que nous nous appliquions davantage à faire nos devoirs. Georges trouvait un intérêt à la chose taurine, mais préférait les tribunes de Jean Bouin aux tendidos de Nîmes. Aucun de nos maitres, maitresses ou professeurs n’était aficionado. Du moins à ce que nous en connaissions.
A part Yves Layalle, Marc Patatut, Marc Sanjuan et le pauvre Michel Rouzaud, aucun collègue du lycée ne portait intérêt à évoquer «Miguelin» ou «El Bala». Ils considéraient qu’à Nîmes, notre goût pour les toros était quelque chose de logique, de normal, une évidence. Sans plus.
Les maitres s’intéressaient à des choses de maitres, les maitresses à des choses de maitresses et les profs à des choses de profs. Les copains, à l’occasion des surboums du «Red Rose Club», s’intéresseraient beaucoup aux anglaises du jumelage avec Preston et pour eux, la Pentecôte n’était pas tout à fait ce qu’elle était pour nous.
L’aficion de mon frère et la mienne n’est pas née d’un environnement familial ou scolaire.
Nous sommes au début des-sixties et «se dessine le Nîmes populaire de l’époque, celui où Jean-Claude Silvant «Grenouille» avait, quelques années auparavant, fondé la peña « Chicuelo II», celui de l’affrontement des bandes du Bd V. Hugo et du Bd Amiral Courbet et celui de l’époque où le tabac de Monsieur Raynal, rue Rangueil, avait un rideau en perles de bois ». (Jacques Durand).
Pour la Pentecôte, le cygne de la place de la mairie crache du vin. Emile Jourdan est maire et il fume la pipe. Gaston Lessut est en charge de la tauromachie et il porte un chapeau. Et Ferdinand est le taulier du cirque romain.
J’avais quatorze ans et Joël douze ; les arènes occupent le centre de la ville. Passage obligé. Nous faisions les grilles pour monter aux amphis et regarder ce qui se passait en bas ; sans trop comprendre, ça nous plaisait beaucoup, énormément.
Nous étions de jeunes aficionados un peu sots, ne se posant pas de questions. Pour nous, tout était bien. Les grosses voitures des coches de cuadrillas, les phares blancs, les affiches Laminograf, les immatriculations M, SE, CA et les beaux hôtels nous émerveillaient. Camino jeune, Ordóñez en pleine maturité, l’ascétisme du Viti, la morgue aristocratique de Luis-Miguel et la folie du Cordobés nous stupéfiaient. Nous regardions, les yeux écarquillés.
Peut-être aurions-nous dû rester ainsi.
Mais nous grandîmes et voulûmes comprendre. Pour ce faire, on pensa qu’il importait de compléter ce goût hormique. Alors, on consomma : des lectures techniques, l’abonnement à «Toros», au «Ruedo», les conférences de Popelin et les causeries du «Tío », Caissargues, les vieux films, les capéas des toreros français, les emboulés des courses de nuit, les plazas de village puis de France et enfin celles d’Espagne,
On consomma goulument, à s’en rendre malade. Locos de toros, dingues de livres anciens ou modernes en cheveux longs et pantalons pattes d’eph.
Peu à peu, les choses se mettaient en place. On ne regardait plus de la même façon la morphologie ou l’embestida d’un toro comme on ne regardait plus de la même façon la manière de se croiser d’un torero. On analysait, on quadrillait ; nous avions tendance au catégorisme et étions moins réservés sans se rendre compte qu’en voulant devenir émérites, on se trompait souvent. L’observation plus fine des choses marquait nos limites. Plus on avançait, plus on se rendait compte qu’on ne savait rien.
Alors, nous essayâmes d’aller plus loin encore. L’expérience du fonctionnement taurin nous en apprit plus que l’économie politique et les cours de l’Université sur l’œuvre de Marx moins que les ferrades de la CGT chez Bilhau. On se repaissait de littérature taurine, de mots espagnols et savants, de croquis en noir et blanc, d’autres avec des flèches, des pointillés, des zones… On se repaissait aussi de rencontres : La Camargue d’Espelly et celle de Paul Laurent, le Rhône de Pouly, les mauvais muletazos donnés dans les bouvaous et les discussions interminables.
On tertuliait comme des malades, on brasségait des idées, on s’empaillait pour des causes et on glosait comme des jobards. Empilage de mots, de phrases, de beaux apéros et de roustes.
Ainsi, on devint adultes.
On pensait être arrivés à comprendre, mais la remarque coquine d’un professionnel, un coup de barrière de Navalón, le sourire un peu moqueur de Juan Posada ou du Papi Jalabert comme l’extraño d’une vache rétive détruisaient nos certitudes.
Chaotiquement et jusqu’à aujourd’hui, nous continuâmes d’essayer de découvrir. Chaque année, d’autres toreros affrontent d’autres toros. Nous les regardons en cherchant sans vraiment trouver. Vieux maintenant, la seule chose dont nous sommes certains c’est qu’eux tous ne nous livreront jamais tout.
Et c’est rongés par cette délicieuse insatisfaction qu’un jour on nous arrastrera…
Patrice Quiot