PATRICE
« C’est pourquoi, considérant que ces spectacles dans lesquels on court des taureaux et des bêtes sauvages dans le cirque ou sur la place publique n’ont rien à voir avec la piété et la charité chrétiennes, et voulant abolir ces spectacles sanglants et honteux, typiques non des hommes mais du diable, et pour pourvoir au salut des âmes, dans la mesure de nos possibilités avec l’aide de Dieu, nous interdisons strictement par là notre Constitution, qui sera en vigueur perpétuellement, sous peine d’excommunication et d’anathème qui être encourus par l’acte lui-même (ipso facto), que chacun des princes chrétiens, quelle que soit la dignité dont ils sont investis, qu’elle soit ecclésiastique ou civile, même impériale ou royale ou de toute autre nature, quelle qu’elle soit. Nom par lequel ils sont désignés ou quelle que soit leur communauté ou leur état, ils permettent la célébration de ces spectacles dans lesquels des taureaux et autres animaux sauvages sont combattus dans leurs provinces, villes, territoires, places fortes et lieux où ils se déroulent. Nous interdisons également aux militaires et à toute autre personne d’oser affronter des taureaux ou autres bêtes dans les spectacles précités, que ce soit à pied ou à cheval. »
La «constitution» mentionnée n’est autre que la Bulle «De Salutis Gregis Dominici». Et «princes chrétiens» nommait comme principal et unique destinataire la figure de Philippe II, qui, parmi eux, était roi d’Espagne, de Sicile et des Indes depuis plus d’une décennie et qui, treize ans plus tard, étendra également sa couronne sur le Portugal.
Ce n’était pas la première fois que l’Église manifestait une ingérence et une opposition frontale à l’art taurin. Les conciles de Burgos (1503), Séville (1512), Orense (1539), Oviedo (1553) ou ceux de Tolède, Grenade et Saragosse (entre 1565 et 1566), incluaient l’interdiction limitée aux hommes ordonnés et formulée dans l’instruction grandiloquente : «aucun clerc d’un ordre sacré ne se promène dans l’arène, ni ne sort déguisé aux corridas ou au jeu de tringles ou à tout autre jeu public ».
Pour replacer le toro dans ce contexte, il est important de ne pas oublier que l’art taurin et les fêtes taurines ont toujours eu – et continuent d’avoir – un lien particulier avec le phénomène religieux. Ce n’est pas en vain que, dans la cinquième section de la Bulle, conscients de la proximité du phénomène taurin et de la célébration religieuse, on peut lire : « Nous annulons, nous décrétons et déclarons que toutes les obligations, serments et vœux qui ont été faits ou seront faits dans l’avenir sont considérés comme perpétuellement révoqués, nuls et non avenus, ce qui est interdit, par toute personne, communauté ou collège, à l’égard de telles corridas, même si elles le sont, en l’honneur des saints ou de quelque solennité et fête de l’église, qui doivent être célébrés et vénérés avec des louanges divines, une joie spirituelle et des œuvres pieuses, et non avec des amusements de ce genre ».
Philippe II n’était pas aficionado.
Il est prouvé qu’il assista à des spectacles taurins, plus par courtoisie que pour toute autre raison, mais, comme exemple clair de son indifférence, il interdit la célébration prévue pour son quatrième mariage, en 1570, avec Anne d’Autriche.
Ce n’était pas la première fois qu’il était obligé d’affronter les antis puisque le monarque avait déjà édicté à la demande des Jésuites, une interdiction spécifique sur la célébration de corridas à Ocaña, en 1561.
Cependant, il avait refusé d’étendre une telle interdiction à toute la Castille et León en 1566, alléguant la coutume : « Et que quant à la course desdits taureaux, c’est une ancienne et générale coutume de nos Royaumes, et pour l’éliminer il faudra y réfléchir davantage, et donc pour l’instant il n’est pas conseillé de faire quelque chose de nouveau. ». Les paroles du roi, comme on peut le constater, ne reflètent pas une ardente défense de la tauromachie, mais plutôt comme un avant-goût du laissez faire et laissez passer, qui avait encore deux siècles pour débarquer dans l’Histoire.
Comment le roi a-t-il réagi face à cette bulle « De Salutis Gregis » qui empêchait de donner une sépulture chrétienne à ceux morts pendant les spectacles taurins, sanction sans appel qui a évidemment affecté les croyances spirituelles profondes et observées du peuple espagnol compromettant tant l’avenir que l’identité du toro en Espagne ?
Il semblerait que Philippe II ait opté pour l’indifférence comme le rapporte l’anecdote selon laquelle interrogeant les nobles sur le contenu de la Bulle et après avoir été informé qu’elle interdisait la corrida, il aurait lâché avec un certain sarcasme : “Eh bien, croyez-moi, vous pouvez vous amuser sans aller à l’encontre de la décision de notre Saint-Père.”
Devant le silence étonné des personnes rassemblées, qui cachait la question évidente du « Comment ? », il aurait dit :
« Pués corriendo vacas”.
Sources : «La Iberia » / 18/ 06/ 2021.
Datos
Philippe II, né le 21 mai 1527 à Valladolid et mort le 13 septembre 1598 au palais de l’Escurial, fils aîné de Charles Quint et d’Isabelle de Portugal, est roi d’Espagne, de Naples et de Sicile, archiduc d’Autriche, duc de Milan et souverain des Pays-Bas de l’abdication de son père en 1555 à sa mort. Il devient roi de Portugal en 1580 après l’extinction de la maison d’Aviz. Il est roi consort d’Angleterre de 1554 à 1558 par son mariage avec Marie Tudor.
En tant que roi d’Espagne, il est à la tête des possessions espagnoles d’outre-mer, principalement en Amérique, qui lui assurent des ressources considérables, grâce aux mines d’argent du Mexique et du Pérou.
Se voulant le défenseur de la religion catholique, Philippe II connaît un succès majeur dans la lutte contre les Ottomans musulmans avec la victoire de Lépante en 1571. En revanche, la lutte qu’il mène contre le protestantisme connaît plusieurs échecs.
Simultanément, Philippe II intervient en France, alors en proie aux guerres de religion (1562-1598), notamment durant la huitième (1584-1598), pendant laquelle il soutient la Ligue catholique contre l’héritier présomptif de Henri III, le protestant Henri de Navarre. Celui-ci, soutenu par les protestants, mais aussi par de nombreux catholiques modérés (Montaigne notamment), devient pourtant roi de France en 1589, après qu’un moine fanatique a assassiné Henri III, et réussit à s’imposer face aux ligueurs et à l’armée espagnole, qui occupe une partie de la Bretagne, obligeant Philippe à signer le traité de Vervins (2 mai 1598), après avoir établi un régime de tolérance religieuse par l’édit de Nantes (avril 1598).
Ce nouvel échec met fin à tout espoir de reconquérir les Provinces-Unies.
Le 1er novembre 1567, Pie V publie la Bulle De salute gregis Dominici interdisant formellement et pour toujours les courses de taureaux, et décrétant la peine d’excommunication immédiate contre tout catholique qui les autorise et y participe, ordonnant également le refus d’une sépulture religieuse aux catholiques qui pourraient mourir des suites d’une participation à quelque spectacle taurin que ce soit. Face aux réticences de Philippe II d’Espagne, son successeur le Pape Grégoire XIII reviendra sur cette décision dès 1575 par la Bulle Exponis nobis” du 25 août…