« Né dans la noble ville où trônent les arènes 
 
J’y reçus des aïeux un sang de camisard 
 
Sang qui sut s’adapter la culture romaine 
 
Après avoir longtemps tenu tête à César .»
 
(Auguste Chabaud)
 
Il semblerait que la mystique du taureau chez Auguste Chabaud se manifeste très tôt, à l’occasion de ses visites régulières à sa grand-mère maternelle, à Nîmes, sa ville de naissance, ville qui, dira-t-il, « représente pour moi depuis ma tendre enfance quelque chose de grandiose ». En effet, de la fenêtre de sa maison, il observe et est sensible à la romanité de la ville et à son empreinte grecque. Au loin, il aperçoit les imposantes arènes, une vision qui le marquera à jamais : « Regardant sur la gauche, je voyais la masse impressionnante des arènes ; ça ce n’était pas du toc ! ». Son imagination d’enfant le pousse alors à la rêverie.
 
 
Ainsi, sa première grande corrida est une corrida imaginaire, une corrida fantastique, fantasmée et épique. Il me plaît à penser qu’elle restera une de ses plus belles corridas, sortie tout droit de sa mémoire d’enfant, empreinte de rêve, de poésie et de mystère, dans la maison de sa grand-mère à Nîmes, ville de cœur à laquelle il restera profondément attaché et qu’il présentera plus tard comme « la Mecque de la tauromachie ». « Je savais qu’à certains jours, dans cette grande cuve de pierre qui à cette occasion bouillait à pleins bords, des gens vêtus de soie et d’or, au nom de rites mystérieux et vénérables, sacrifiaient des taureaux devant le peuple galvanisé. Imagination nourrie par la double vision d’affiches tauromachiques, prestigieuses et colorées qui jalonnaient le chemin du jeune Chabaud lorsqu’il se rendait au jardin de la Fontaine, et d’impressionnantes têtes de taureaux noirs aperçues à travers la porte d’un café. « Dans la salle d’un café ou d’un cercle, étaient parfois suspendues des têtes de taureau en panoplie, comme des idoles égyptiennes, comme des bêtes sacrées (…) Descendant sur le boulevard, j’avais vu sur les murs des affiches prestigieuses qui me sidéraient, où les vêtus d’or et de satin attaquaient le taureau noir. Affiches au rouge violent, aux roses de grenadine et aux ors rutilants ». Choc visuel ressenti aussi lorsqu’il découvre le taureau noir empaillé du Musée d’histoire naturelle de Nîmes, trophée qui l’a impressionné par sa noblesse et sa puissance. Chabaud aura plaisir à dire : « Ô divins mirages de l’enfance ! Ah malgré les ans comme je suis resté un éternel enfant ». La poursuite de ses visions d’enfant, parfois oniriques, ont certainement nourri la conception plastique et poétique de son œuvre. C’est la fantastique corrida de son enfance que le peintre, tout au long de sa vie, recherchera d’arènes en arènes. C’est une fresque tauromachique demeurée en mémoire, nourrie de couleurs d’affiches rutilantes et de rencontres secrètes dans cette « grande cuve de pierre » où il imagine, comme dans un conte de fée avec ses sortilèges, « Les Mille et une nuits où les bêtes sont manœuvrées à l’aide de talismans et de paroles cabalistiques ».
 
Cette fascination de Chabaud pour ce qu’il appelle « la grande cuve de pierre » et le « mystère taurin » va se transformer en une réelle attraction pour la forme circulaire, symbolique, mystérieuse, forme qui est, pour le peintre, liée au sacré, à l’esprit, et aux rêves de son enfance. « Les artistes sont ceux qui ayant trouvé dans l’art l’eau de jouvence, sont capables de rester toute leur vie des enfants… avec en plus tout ce que leur ont appris les joies, les tristesses, les mélancolies, les enthousiasmes de la vie. J’entends par enfants des gens qui ont su garder la spontanéité de leur sensation, leur émerveillement devant les spectacles des choses, des gens qui n’ont pas émoussé leur sensibilité et qui l’ont au contraire amplifiée et enrichie au fur et à mesure de leur découverte ». Chabaud va poursuivre sa quête spirituelle autour du « rond » à la recherche de nouvelles sensations et approches visuelles. Il avait éprouvé, dans sa jeunesse, le besoin de descendre dans l’arène lors de la course libre organisée dans son village pour s’amuser, cerner le taureau, intégrer ainsi ce « rond », l’analyser et mieux l’appréhender. Ce n’est que plus tard, dans les années vingt, qu’il affinera sa pensée à l’égard de la mystique tauromachique et qu’il se consacrera à l’écriture de divers recueils dont L’Estocade de Vérité, le Taureau Sacré et La Mythologie du crochet…
 
…. Dans le spectacle tauromachique, la foule est l’un des protagonistes du combat ; parfois houleuse, c’est elle qui va sublimer et immortaliser « l’artiste ». Chabaud est sensible à cette ferveur et à ce « délire taurin ». Il aime se mêler à cette foule bigarrée qui le séduit par une première approche de la couleur. Il observe le public et n’y voit au départ qu’une superbe toile abstraite, faite de touches de peintures diverses. « Jetons un coup d’œil sur les populations. Ce qui vous frappe, ce sont les yeux ardents, les peaux de brique et les cheveux noirs dont beaucoup sont bouclés à l’Assyrienne… » « Ce qu’il y a de plus beau, c’est le coup d’œil (…). La vaste cuve est bondée de population foncée et ce noir est tacheté de quelques notes claires et chantantes comme des fleurs ». Au cours du spectacle, Chabaud est à l’écoute, sensible aux propos des aficionados qu’il analyse avec une grande finesse. « Comme des dieux d’Homère qui s’engueulent, ils vont échanger des épithètes virulentes… Veinards d’aficionados, qui se passionnent pour un art et en discutent avec fanatisme et amour ». « Si à la base de l’œuvre d’art se trouve un besoin, si à la base de l’œuvre d’art se trouve un plaisir, se trouve aussi un contact avec les choses de la vie, un contact humain… N’oubliez pas l’humain, non, n’oublions pas l’humain, n’oublions pas l’émotion, n’oublions pas la tendresse. L’artiste complet est celui qui est à la fois très humain et doté d’un solide métier. »
 
Cette humanité que revendique Chabaud, il va la trouver en se mêlant à la foule avec laquelle il partage la même passion frissonnante. Dans les arènes, il devient un aficionado parmi tant d’autres… Mais son regard aigu reste celui d’un peintre exigeant, avide de beauté.
 
Sources : Catalogue de l’exposition « Auguste Chabaud et le Taureau Sacré » (Beaucaire 2013/ 29 juin – 16 septembre/ Musée Auguste Jacquet, Jardins du Château)
 
Datos 
 
Auguste Elysée Chabaud né le 3 octobre 1882 à Nîmes et mort le 23 mai 1955 à Graveson. 
 
Entré à l’école des Beaux-Arts d’Avignon en 1896, en 1899, il part à Paris poursuivre ses études et rencontre Henri Matisse et André Derain. La propriété viticole de ses parents subit la crise de 1900, obligeant Auguste Chabaud à redescendre dans le Midi.
 
En 1901, il s’embarque comme pilotin (ou pilotier) sur un navire et découvre la côte occidentale africaine. La même année, son père meurt ; il hérite avec son frère de la propriété viticole et des terres que seul son frère va gérer.
 
De 1903 à 1906, il fait son service militaire en Tunisie d’où il va revenir avec des carnets de croquis remplis d’images locales, dont de nombreux dessins de militaires, d’indigènes et de scènes de bar peuplés de filles et de marins.
 
De retour à Paris, Chabaud débute en 1907 au Salon des indépendants exposant parmi les fauves. Il va découvrir une nouvelle vie, celle de la nuit parisienne et des cabarets. Les collectionneurs commencent à s’intéresser à son travail. À Montmartre où il a son atelier, il peint les rues et les places animées ou désertes, les scènes de la vie nocturne et les maisons closes.
 
En 1911, il entame sa période cubiste, travaille de grands formats et sculpte.
 
S’ensuivent de nombreuses expositions dont celle de New York en 1913 où il expose aux côtés d’Henri Matisse, André Derain, Maurice de Vlaminck et Pablo Picasso, puis à Chicago et Boston. Ses toiles de la période fauve décrivent la vie nocturne parisienne : cabarets, cafés théâtre, prostituées, aux teintes de couleurs vives (jaune, rouge) contrastant avec les couleurs de la nuit (bleu marine, noir).
 
À son retour de la Première Guerre mondiale, en 1919, Auguste Chabaud s’installe définitivement à Graveson, dans la propriété familiale, le mas de Martin situé au pied de la Montagnette. À partir de 1920, il entame sa période bleue où il emploie le bleu de Prusse à l’état pur, dans laquelle la Provence, ses personnages et ses coutumes sont mis en avant. Le Sud, qu’il n’a jamais cessé de peindre, même dans sa période parisienne, va l’occuper désormais exclusivement. Comme l’avait fait Paul Cézanne avec la montagne Sainte-Victoire, Auguste Chabaud immortalisera « la montagnette », peignant des scènes de campagne, des paysans arpentant les collines et sentiers des Alpilles.
 
Il y restera jusqu’à la fin de sa vie, vivant reclus dans sa maison avec sa femme et ses sept enfants. Surnommé l’«ermite de Graveson ».
 
Il meurt en 1955.
 
Certaines de ses œuvres sont conservées à Marseille au musée Cantini, à Paris au musée national d’Art moderne, au musée d’Art moderne de la ville de Paris, et à Genève au Petit Palais. En 1992, le conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur ouvre un musée en son honneur à Graveson. Des peintres lui rendent régulièrement hommage, comme Claude Viallat en 2003.
 
Patrice Quiot