En Espagne, sur le coup des cinq heures et demie, avant d’aller aux arènes, j’avais l’habitude de me tanquer au comptoir d’un bar et de commander « un café cortado, cortito de leche y con un traguito de anis, lo del mono» et quand le serveur versait les quelques gouttes de la liqueur dans la tasse, j’éprouvais toujours le même plaisir à considérer la tronche du primate.
 
 
Londres, le 24 novembre 1859.
 
« L’origine des espèces» de Charles Darwin est publiée. La théorie évolutionniste affirmait que l’espèce humaine descendait des primates, ce qui fit scandale dans une société aux fortes racines anglicanes. Bien que la communauté scientifique de plus en plus intéressée par la sécularisation de la science ait donné une certaine crédibilité à la théorie, les thèses darwinistes se heurtèrent à un fort rejet social et l’église s’y opposa.
 
 
Espagne, cerca de 1870.
 
En Espagne, les théories de Darwin n’arrivèrent que dans les années 70, plus de 10 ans après la première édition de l’ouvrage dans la mesure où sous le règne d’Isabelle II, la classe politique et l’église avaient réussi à stopper l’entrée de nouveaux courants scientifiques et culturels qui remettaient en question le pouvoir existant et son discours.
 
La Révolution de 1868 qui chassa les Bourbons du trône inaugura une période de changement qui permit l’éclosion des thèses darwinistes. Le premier ouvrage, bien qu’incomplet, fut publié en 1872 ; considéré par les secteurs les plus conservateurs comme lié à la révolution, il fut condamné par l’église qui craignait la diffusion d’idées contraires au dogme catholique ; ce n’est qu’en 1877 que l’ensemble du livre put être mis en vente libre.
 
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Badalona (Espagne), 1865.
 
L’avocat José Bosch Grau acquiert une petite usine à Badalona (Barcelone) où il commence à produire des liqueurs en vrac. Trois ans plus tard, son frère Vicente, notaire, décide de le rejoindre dans l’entreprise.
 
A ce dernier, qui avait des affaires dans les Amériques, un client avait envoyé comme cadeau un singe qui déambulait librement dans les locaux de la fabrique et ils choisirent de nommer anís del mono, l’anis qu’ils commencèrent à fabriquer en 1870
 
On raconte aussi que l’idée leur serait venue après qu’en 1884 les habitants de la ville de Monóvar (Alicante) aient été épargnés de l’épidémie de choléra qui ravagea l’Espagne ; pour des raisons obscures, ce miracle, attribué à la consommation d’anis par les habitants de cette ville qui produisait des eaux-de-vie anisées, fit augmenter la consommation et y faisant allusion les consommateurs de toutes les régions d’Espagne disaient aux taverniers : «Ponme un monóvar, dame un monóvar, ponme un mono ».
 
Mais quelle qu’en fut l’origine, en créant l’étiquette les frères Bosch avaient en tête les débats et conflits qu’impliquait la théorie de Darwin et surent jouer avec le grand débat du XIXe siècle sur la vérité du discours scientifique.
 
Aussi, si de la main du primate pendait un ruban avec une inscription sur lequel on pouvait lire : « Es el mejor. La ciencia lo dijo y yo no miento » et si le visage du singe ressemblait remarquablement à celui du naturaliste, c’était peut-être dû au fait que les frères Bosch, fervents catholiques, adeptes de la communion quotidienne et ennemis de l’évolutionnisme, essayaient ainsi de le ridiculiser.
 
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En 1897, après la mort de José, Vicente prit seul les rênes de l’entreprise et souhaita faire mieux connaître le produit au grand public. Pour ce faire, il organisa un concours d’affichage par le biais d’annonces dans la presse. 162 œuvres d’artistes espagnols furent présentées et le premier prix (1000 pesetas de l’époque) remporté par l’artiste moderniste Ramón Casas avec son œuvre « Mono y mona » sur laquelle une belle femme en châle de Manille et fleur dans les cheveux, une sorte de «Manola» des quartiers populaires et ouvriers, prenait un verre en compagnie du primate.
 
Ce ne sera pas le seul lien entre le produit et les beaux-arts. Peintres et sculpteurs lui rendront hommage au fil des années ; Juan Gris comme Picasso le représentèrent dans leurs expérimentations cubistes. Le Madrilène colla une étiquette sur «La bouteille d’anis » et le Malagueño la sculpta en une bouteille en bois. Diego Rivera, Salvador Dalí, Rafael Barradas et Manolo Valdés y trouvèrent également une inspiration pour leurs œuvres.
 
En 1913 la première affiche publicitaire lumineuse portant l’effigie du mono fut installée sur la Puerta del Sol et, quelques mois plus tard, sur la Place de Catalogne de Barcelone.
 
Un autre élément distinctif de l’étiquette est une erreur typographique sur le mot «destilación» qui apparaît écrit avec deux L. Les frangins Bosch ont cependant décidé de ne pas la corriger. Selon eux, ça donnait du caractère à l’étiquette et servait à se prémunir d’éventuelles contrefaçons.
 
Quant à la forme du flacon, il s’agit de la copie d’un flacon de parfum que Vicente Bosch avait acheté à Paris pour sa femme «… Mientras Vicente Bosch se hallaba buscando un regalo para su mujer en la plaza Vendôme de París, se topó con un frasco de perfume de corte adiamantado que le pareció el obsequio perfecto y en el que se inspiró para el envase de su licor » rapportait «La Vanguardia» et pour lequel Vicente paya au parfumeur les droits d’utilisation du modèle qu’il enregistra à son nom en 1902.
 
Entre 1920 et 1950, la stratégie de l’entreprise se concentra sur l’étranger, avec des slogans tels que « Célèbre dans tous les pays » ou « Le goût de l’Espagne dans le monde ».
 
En 1970, le groupe andalou Osborne acquit l’entreprise et se tourna vers le marché national avec la campagne « Volvamos al mono » et au début du XXIème siècle, Osborne s’engagea à rajeunir la marque en lançant une vidéo et une bande dessinée racontant l’histoire d’Anís del Mono, ainsi qu’une application mobile pour jouer au riquirrí de Noël.
 
Mais la composition de la liqueur n’a pas évolué ; elle continue d’être élaborée à partir de matalahúva (graine d’anis naturelle) de première qualité dont est extraite l’huile essentielle qui est mélangée à de l’eau déminéralisée, du sirop de sucre raffiné et filtré et de l’alcool et elle continue d’être distillée dans les alambics en cuivre d’origine du XIXe siècle par les dix employés qui composent l’usine de Badalona.
 
L’anis del mono est devenu incontournable, surtout en Andalousie et en Catalogne, les deux communautés où il est le plus consommé. Le Mexique, les États-Unis, le Pérou, l’Allemagne et le Panama ont également rejoint cette tradition hispanique. Après l’Espagne, ce sont les cinq pays où il est le plus vendu.
 
En outre, dans le film «Le Parrain» de Francis Ford Coppola sorti en 1972, deux personnages boivent de l’anís del mono après un festin de pâtes et, depuis 2012, le singe de 200 kilos en bronze au visage inconfondable trône sur le paseo marítimo de Badalona.
 
L’étiquette du produit est verte pour le seco, rouge pour le dulce.
 
Colores toreras pour un anís de cartel !
 
 
Sources : aborigenemag.com/Darwin/octobre 2016.
 
Patrice Quiot