« J’ignore où je suis né : mais comme on m’appelle “El Agujetas de Jerez”, je suis donc né à Jerez. Quand ? Certains disent : l’année de l’exposition, d’autres en 1945. Je ne sais pas : donc je n’ai pas d’âge. Je n’ai pas de papiers non plus. Je ne sais pas lire, ni écrire. Mais je garde les cantes de mon père qui les tenait de son oncle, Manuel Torres. Et pour les letras, j’en ai toujours une provision de cinq ou six jours : je les mets dans ma tête, une partie à droite, l’autre à gauche. »
 
(Manuel de los Santos Pastor, dit Agujetas ou Agujetas de Jerez. 1936/2015).
 
« … C’est une longue histoire. Si on remonte au plus loin, on sait que le peuple qui occupait à l’origine le sud de l’Espagne était les « Tartessos ». Il était connu pour son caractère pacifique, hospitalier et aussi pour ses danseuses. César fera venir à Rome des femmes de Gades (l’ancien nom de Cadix) parce qu’elles dansaient « comme personne ». 
 
Les Tartessos voient passer sur leur terre successivement les Phéniciens, les Grecs, les Carthaginois et les Romains, les Wisigoths et les Vandales. Et enfin les Arabes qui débarquent en 711. Ils resteront en Andalousie jusqu’en 1492, soit près de 800 ans. Du IXe au XIIIe siècle, à la cour des Califes de Cordoue, votre origine, votre race, votre religion ne comptaient pas. Seuls importaient votre science, vos talents, votre art. Citons un exemple parmi bien d’autres.
 
 Un grand personnage venant de Perse arriva en 832 à Cordoue où il mourut 35 ans plus tard. Il s’appelait Zyriab. Le calife Ab-dar-Raman II est vite ébloui par cet homme d’une immense culture : chanteur, luthiste, compositeur, poète, historien, philosophe, inventeur… On rapporte qu’il savait de mémoire plus de 10 000 chansons persanes. À la cour de Cordoue, Zyriab, avec des érudits juifs et chrétiens, cherche à connaître les musiques du Nord, les mélopées grégoriennes et les romanceros profanes. 
 
Un flamencologue espagnol écrit : « C’est avec Zyriab qu’entrent en Andalousie par milliers les chansons orientales de lointaine origine gréco-persane qui ont été la matrice mélodique de notre musique… Le chant populaire andalou rencontre avec Zyriab celui qui peut apparaître comme le génial créateur de notre cante jondo. »
 
Ce mélange d’éléments, qui commencent à constituer la musique, la danse et la poésie populaires de cette Espagne méridionale, va bientôt devenir inextricable avec l’arrivée d’un peuple nomade, haut en couleur, qui porte en lui la force indestructible de sa race : les Tziganes, c’est-à-dire les Gitans. 
 
Originaires d’Inde, de la région du Rajasthan où ils constituaient une caste déjà persécutée, ils s’exilent peu à peu vers l’ouest à partir du VIIIe siècle. Cet exode, toujours vers l’ouest, va durer 600 ans (il est magnifiquement retracé dans le film de Tony Gatlif, Latcho Drom). Organisés en plusieurs tribus, ils traversent la Perse. Mais arrivés en Arménie, ils se divisent : certains vont vers le nord – Turquie, Balkans, Hongrie, sud de la France, jusqu’en Andalousie. Les autres tribus prennent la route du sud, Syrie, Égypte ; le mot « gipsy » vient de « égyptien », Victor Hugo appelle Esméralda «l’Égyptienne» et Mérimée, dans Carmen, parle souvent des « affaires d’Égypte ». Voilà qu’elles finissent par retrouver leurs congénères en Andalousie. Là s’arrête l’exode des Gitans. Pourquoi ? Parce qu’ils ne peuvent pas aller plus loin, car c’est ici la fin du monde connu : l’Amérique n’est pas encore découverte. En effet, les Gitans apparaissent en Andalousie à partir de 1440, d’abord près de Grenade et de Jaén où ils sont parqués. Ainsi, ils mettent fin à leur errance et se sédentarisent en Andalousie. 
 
Après 1492, ils feront partie des trois communautés que la chrétienté va tenter de convertir au catholicisme, avec les juifs et les musulmans. Les tribunaux de l’Inquisition veillent à ce que les conversions soient réelles et non pas simulées. Or, elles le sont souvent et les pogroms des Juifs et des Gitans se succèdent. Pourtant, très lentement, et d’abord en secret, les Gitans commencent à fréquenter le peuple andalou, les payos (c’est ainsi qu’ils appellent les « non-Gitans »). 
 
Ces payos vivent dans la pauvreté, asservis par un régime féodal. Or, la misère et la faim, ça rapproche. Quand on ne possède rien, si on veut exprimer sa joie ou sa peine, on a au moins une voix pour chanter, un corps pour danser. Alors, on commence à échanger des mélodies, des rythmes, des couplets, des manières de danser. Mais ces moments festifs, ces plaintes ou ces débordements de vie, il faut garder tout cela caché. Ils auront lieu dans le secret de la nuit, dans le cercle de la tribu ou de la famille. Ce n’est qu’en 1783 qu’un roi d’Espagne enfin tolérant, Charles III, accorde aux Gitans un statut social officiel. Ils ont enfin une identité. Alors voilà qu’ils peuvent sortir du cercle, se montrer ; ils peuvent avoir un métier, dans la tradition gitane : la forge, le travail de l’osier, la tonte du bétail, la brocante… Bien sûr, on saisit toute occasion de jouer du violon, de la guitare, du tambourin, de chanter et de danser. 
 
Chaque tribu apporte les éléments musicaux glanés à travers les pays que ses ancêtres ont traversés. Mais, ce qui est de la plus grande importance, c’est que ces Gitans arrivant en Andalousie découvrent sur place une mine d’or : romances épiques, refrains castillans et andalous profanes, cantigas d’église et de synagogue, souvenirs de musiques arabes, persanes, complaintes, ritournelles, incantations… Le mélange est inextricable, cette minorité gitane va transformer cet ensemble confus en quelque chose d’unique qui n’aurait pas existé sans elle : la musique gitano-andalouse (qu’on n’appelle pas encore le flamenco). 
 
Le grand cantaor des années 1940 et 1950, Antonio Mairena, qui était aussi un théoricien érudit, parle de chimie lorsqu’il dit que les Gitans arrivant en Andalousie ont eu un rôle de catalyseur. Avant, les corps purs existaient par eux-mêmes, séparément : d’un côté le patrimoine musical gitan, de l’autre celui des payos. Une goutte de sang gitan, et voilà que le mélange prend une tout autre couleur, devient tout autre chose, un art nouveau. Ainsi, ce qui va devenir le flamenco n’existerait pas sans la venue des Gitans, c’est certain. Mais par ailleurs, les Gitans seuls, sans la rencontre de la richesse musicale locale, n’auraient pas inventé le flamenco (si cela avait été le cas, on jouerait du flamenco à Budapest). Non, le flamenco n’est qu’andalou, il naît là, par miracle, il ne vivra désormais que là. »
 
A suivre…
 
Patrice Quiot