Antoine venait de Poggiolo.
 
Alice de Philippeville.
 
Pinelli et Royère.
 
Corse et Algérie.
 
 
 
C’étaient nos grands-parents maternels.
 
Antoine était né l’année où Maupassant publiait «Mlle Fifi».
 
Alice, celle où naissait José Gómez Ortega.
 
Les deux étaient d’un monde ancien.
 
 
 
Lui, celui des villages de montagne.
 
De l’ancienne piève de Sorroinsù.
 
Où les rares qui fréquentaient l’école.
 
Y allaient en sabots.
 
 
 
Elle, celui des petits employés.
 
Qui avaient la vallée du Saf-Saf et la Méditerranée comme seul horizon.
 
Avec quelques rares souvenirs du pays de leurs grands-parents.
 
Et la kémia de l’anisette comme plaisir du dimanche.
 
 
 
La misère avait chassé Antoine de l’île de Corse.
 
En Algérie, à Batna, il devint commis de troisième classe des Ponts et Chaussées.
 
S’occupait de l’entretien des routes nouvellement construites.
 
Et gagnait 218 fr par mois.
 
 
 
A Philippeville, Alice avait fréquenté l’école.
 
Obtenu le brevet supérieur.
 
Travaillait à la Poste de Batna.
 
Et gagnait 132 fr par mois.
 
 
 
Antoine avait le teint pâle.
 
Alice des yeux pers.
 
Antoine et Alice se rencontrèrent.
 
Et se marièrent au mois de mai de l’année de la Grande Guerre.
 
 
 
Personne ne leur avait parlé.
 
Des arènes d’Eckmühl à Oran.
 
De celles de Bab-el-Oued à Alger.
 
Ou de celles du Mamelon à Sidi-Bel-Abbès.
 
 
 
Les deux ignoraient.
 
Que dans certains pays du monde.
 
Devant des foules rassemblées.
 
On tuait des toros.
 
 
 
Antoine mesurait 164 cm.
 
Était faible de constitution.
 
Provisoirement ajourné du service militaire.
 
Il fut rappelé et incorporé dans le corps des zouaves.
 
 
 
Il mourut trois ans avant Manolete.
 
Sans que nous le connaissions.
 
Il repose au cimetière de Poggiolo.
 
A l’ombre du clocher de l’église Saint Siméon.
 
 
 
De lui, nous ne savons.
 
Que ce qu’en laissait entendre un portrait en noir et blanc dans un cadre de cèdre.
 
Pâle, chauve, nez busqué, pommettes hautes.
 
Nous trouvions qu’il ressemblait au «Gallo».
 
 
 
Avec mon petit frère, Alice s’était occupée de moi.
 
Quand un palco médical parisien avait décidé de me mettre pensionnaire.
 
Au centre de rééducation motrice de Lamalou-les-Bains, sur les bords de l’Orb.
 
L’année où Francisco Camino Sánchez débutait sin caballos.
 
 
 
Blouse à petits carreaux, manches retroussées.
 
Chaussures comme celles de Charlot, mon seul copain était Jean-Paul Mercier.
 
Jean-Paul avait pris la cornada à la naissance.
 
Et moi à cinq ans.
 
 
 
Nous dormions à cinquante par dortoir.
 
Et mangions le rata infect du réfectoire.
 
L’été, nous allions comme des va-nu-pieds.
 
Et l’hiver en capes et bérets noirs.
 
 
 
Jean-Paul et moi vivions dans un Carabanchel de l’impotence.
 
Tout jeunes, nous connaissions l’infirmerie de la vie.
 
Nous étions des hoboes de l’atrophie.
 
Des maletillas de l’infirmité.
 
 
 
Mais le dimanche, Alice saignait un lapin.
 
Pour nous régaler d’un sanquet.
 
Et mon petit frère, Jean-Paul et moi.
 
Étions heureux de ce festin dominical.
 
 
 
Alice nous aimait beaucoup.
 
Même si quand mon frère restait trop tard à pêcher dans le Bitoulet.
 
Telle une Vierge du Rocío matinée de celle de Max Ernst.
 
Elle allait le chercher en brandissant une branche de platane pour lui donner la fessée.
 
 
 
Quand Jean-Paul partit, je restais avec Alice et mon frère.
 
Nous ignorions la Feria de Nîmes qui avait cinq ans.
 
Ce qu’était un toro.
 
Et encore plus, un capote ou une muleta.
 
 
 
A Nîmes, au boulevard Talabot comme à la rue Fénelon, Alice vécut avec nous.
 
Elle parlait et mangeait peu.
 
Demeurait dans sa chambre où elle ravaudait le linge, portait sur les épaules une étole en peau de vieux renard.
 
Et dormait sous un crucifix de buis.
 
 
 
Jamais elle ne nous parla d’Antoine.
 
Ni du fils infirme qu’elle perdit jeune.
 
Toujours elle demeura dans le secret.
 
C’était son élégance.
 
 
 
Elle sortait rarement, marchait difficilement.
 
La télé l’ennuyait et nos histoires de toros aussi, même si elle aimait l’exotisme de «Chinito».
 
Elle s’enfermait «dans la solitude d’un long hiver» du Quentin d’Henri Verneuil.
 
Et vieillissait lentement al compás de ses gestes.
 
 
 
Elle mourut au soleil de l’été 1977, un peu moins de deux mois après l’alternative de Christian.
 
On l’enterra le lendemain de la Fête Nationale au cimetière du Pont de Justice.
 
A 614 km de Poggiolo.
 
A 1761 km de Philippeville.
 
 
 
Antoine, Marie, Pinelli.
 
Alice, Thérèse Royère.
 
El y ella.
 
C’étaient nos grands-parents maternels.
 
 
Patrice Quiot