Nous sommes à la fin des nineties.
 
Nous sommes à Sanlúcar de Barrameda, à la mi-septembre, le matin à l’heure du chocolat et des churros.
 
Dans une petite rue entre les calles Fariñas et de La Alcoba.
 
Murs crépis à la chaux, portes en caoba, fenêtres défendues par des grilles en fer forgé et des fils électriques en l’air.
 
Poca gente, pas de fleurs aux fenêtres et un galgo blanc.
 
Un bombage dit : « Templo del Lucero, Viento de Levante que fundó el tartesio y regentó el moro ».
 
Pas de vieilles en cheveux qui parlent une langue secrète, pas de gitans à l’allure des gouapes de Genet et encore moins d’enfants qui jouent au soleil.
 
Loin des clichés et au montón d’un convenu de carte postale.
 
 
 
Seul y cojeando, je pensais :
 
Qu’aurait été ma vie si j’étais né ici ? Que serais-je aujourd’hui ? Pêcheur, contrebandier, vendeur de loterie ou torero ? Aurais-je péri noyé au large de Bonanza ? Finie ma vie dans un cachot à attendre l’attaque tendre du printemps ou assis sur une chaise, des billets du «Gordo» épinglés sur ma poitrine ? Puis-je croire qu’alternant avec Juan Montiel et «El Mangui», j’aurais triomphé à la plaza de toros del Pino lors de la dernière Feria de la Manzanilla ? Aurais-je rencontré Manuel Barbadillo Rodríguez et m’aurait il écrit des vers :
 
«Capote de añil del cielo
 
Ceñido al pueblo morisco
 
Con volantes de olivares,
 
De majuelos y cortijos » ?
 
Aurais-je eu une aventure secrète avec Luisa Isabel María del Carmen Cristina Rosalía Joaquina Álvarez de Toledo y Maura, vingt et unième duchesse de Medina Sidonia et la duchesse rouge m’aurait-elle entretenu dans un luxe de jadis ?
 
 
 
Seul y cojeando, je pensais à toutes ces choses qui traversent naturellement l’esprit lorsqu’on marche lentement dans les rues de Sanlúcar quand je remarquais une peluquería qui était peut-être celle qui inspira Olivier Deck.
 
L’endroit me plut par sa majestueuse décadence :
 
Sol carrelé en noir et blanc, fauteuils en moleskine élimée et boutons de réglage en chrome, miroirs jaunis, vaporisateurs à poire, peignes en écaille.
 
Aux murs, affiches pour «Embrujo de Sevilla» et «Pomade Suavecito Matte».
 
J’entrais dans l’écriture d’Unamuno, dans les couleurs de Zuloaga, dans la portée d’Albéniz.
 
Le coiffeur avait plus de soixante ans, était maigre, ridé et lent dans ses manières.
 
Il avait l’élégance fière du «Viti», s’appelait Salustiano et faisait aussi la barbe.
 
 
 
Nous parlâmes. Salustiano me dit que son activité de coiffeur ne le satisfaisait pas et qu’il la pratiquait pour des raisons exclusivement nourricières.
 
Il exerçait son vrai métier la nuit ; artiste travesti, Salustiano se produisait chaque soir dans un club de la calle Ancha. Là était sa vie.
 
II m’en parla magnifiquement bien ; una faena templada, relâchée, con matices de romero y remates de jazmín.
 
Pour rester plus longtemps avec lui, je demandais à Salustiano de me faire la barbe.
 
Sa vieille main tavelée ne trembla pas. Comme ne tremblait pas celle d’Antoñete.
 
Je sortis.
 
Je ne boitais plus.
 
 
 
Ce soir-là, ce soir de septembre de la fin des nineties, à Sanlúcar, je buvais une bière à la terrasse d’un rade quand je revis Salustiano.
 
Vestido de drag-queen et semblant aller à la forge, il faisait un paseo sous la lune.
 
En face de lui venait un chiquillo pâle, cheveux gominés frisotant sur la nuque et pull sur les épaules.
 
Au vu de l’exigüité du trottoir, le coiffeur en apparat et le niño à la blancheur amidonnée ne pouvaient se croiser.
 
Arrivé à la hauteur de Salustiano, le chiquillo ôta son pull-over, le posa sur le sol comme il eût fait pour donner une porta gayola et dit : «Pase vd, maestro».
 
Le bar entier de pie !
 
Une leçon de tolérance, une leçon de vie,
 
Una cosa de toros.
 
 
 
Peut-être aurais-je dû naitre à Sanlúcar, le pays de Salustiano…
 
 
Datos 
 
Sanlúcar de Barrameda, ville du nord-ouest de la province de Cadix, dans la communauté autonome d’Andalousie, est située à l’embouchure du Guadalquivir et borde le parc national de Doñana.
 
Après la reconquête de Sanlúcar de Barrameda par Alphonse X de Castille en 1264, elle est reconstituée au XIIIe siècle, devenant aux XVe et XVIe siècles l’un des plus importants ports de commerce connectant l’océan Atlantique et la mer Méditerranée.
 
Sanlúcar devient un port de référence pour divers conquistadors espagnols après la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb qui, le 30 mai 1498, effectue le départ de son troisième voyage de Sanlúcar.
 
Hernán Cortés, futur conquistador du Mexique, embarque à Sanlúcar en 1504.
 
Ferdinand Magellan, à la tête de sa flotte, quitte Séville le 10 août 1519. Mais il doit attendre le 20 septembre pour hisser les voiles et quitter Sanlúcar de Barrameda, avec 237 hommes répartis sur cinq navires dont le Victoria, seul navire à réaliser la première circumnavigation de l’histoire : une partie de la flotte arrive à Séville le 8 septembre 1522, soit 3 ans après, sans Magellan tué entretemps par des indigènes aux Philippines.
 
Alonso Fernández de Lugo, conquérant des îles des Canaries La Palma (1492) et Tenerife (1495) et par la suite gouverneur de ces îles, est né à Sanlúcar.
 
Pierre-Olivier Malherbe, fils de marchands vitréens, part de Sanlúcar de Barrameda en 1592, pour un voyage qui fera de lui le premier homme à avoir réalisé le tour du monde, par voie terrestre.
 
C’est à Sanlúcar de Barrameda qu’arrive le 5 octobre 1614 l’ambassade japonaise conduite par Tsunenaga Hasekura.
 
La crise économique de 1873 provoque une série de soulèvements en Andalousie, dont un à Sanlúcar les 15 et 16 février 1879. Elle comptait une cellule importante de l’organisation anarchiste secrète (car interdite) Association internationale des travailleurs.
 
Avec la crise économique qui dure depuis 2008, des centaines de personnes sont expulsées de leur logement qu’elles ne peuvent plus payer. Un collectif de 150 familles, soutenues par les Indignés, occupe des logements vides appartenant à des banques depuis juin 2014.
 
C’est le pays d’Ojeda, du Marismeño, de Pepe Limeño, de José-Luis Parada, de Diego Robles, de Juan Carlos Belmonte, de Juan Montiel, d’«El Mangui»…
 
Patrice Quiot