Espagne/Portugal : L’articulation transfrontalière des territoires taurins… (1)

« L’observation des dynamiques taurines entre le Portugal et l’Espagne offre un éclairage particulier de l’Articulation des territoires dans la péninsule Ibérique. Nous pouvons segmenter la « frontière taurine » en quatre zones transversales du nord au sud et pour lesquelles les dynamiques transfrontalières recouvrent des réalités différentes.

La zone frontière Galice/Minho, Tras-os-Montes est marquée par l’indigence des relations liées aux spectacles tauromachiques dans une aire culturelle que l’on pourrait qualifier d’aire « a-tauromachique », si l’on excepte les arènes de Viana do Castelo et la traditionnelle vaca das cordas de Ponte de Lima. Par ailleurs, cette zone frontière se caractérise par d’intenses relations linguistiques, économiques et sociales. Ici la tauromachie ne constitue ni un véritable champ de représentations ni un facteur de recomposition territoriale.

La seconde zone frontière qui comprend la province de Salamanque et l’Alto Douro-Beira Alta ne se caractérise pas non plus par d’intenses relations liées aux pratiques tauromachiques. Pour autant, ces pratiques n’y sont pas absentes. Il existe un fort différentiel en termes d’activités taurines de part et d’autre de la frontière. La province de Salamanque est totalement intégrée au circuit professionnel international et tourne le dos au Portugal. Elle regroupe à elle seule un quart des élevages espagnols de taureaux de combat et a vu naître de nombreux matadors au cours de l’histoire. Du côté portugais, exceptées les arènes démontables qui programment épisodiquement des spectacles taurins, on remarque la faiblesse de la tauromachie professionnelle, caractéristique de la moitié nord du Portugal.

En revanche, il existe autour de Sabugal, à proximité de la ligne frontière, une pratique tauromachique populaire originale : la corrida do forcão ou capeia raiana. Il s’agit d’une pratique où les jeunes du village doivent contenir les charges d’un taureau de combat en manœuvrant le forcão, une sorte de grande fourche triangulaire en bois dirigée collectivement. On la trouve dans les villages de Foios, Quadrazais, Soito, Alfaiates, Aldeia do Bispo, Forcalhos, Lageosa, Aldeia Velha ou encore Aldeia da Ponte. La coutume veut que l’on fasse venir les taureaux depuis l’autre côté de la frontière. Fernando Teixeira analyse cette pratique comme la trace d’un antagonisme frontalier ancien, localisé dans une zone régulièrement confrontée aux raids des cavaliers espagnols au XIVe siècle et plusieurs fois employée comme couloir d’invasion.

Aujourd’hui, le rite resserre les liens d’une communauté dont la plupart a émigré en Espagne ou en France et qui revient au pays lors des fêtes estivales. C’est aussi l’occasion de maintenir une rivalité et une cohésion entre villages voisins lors du concours annuel de capeia raiana. Il est intéressant de remarquer que, du côté espagnol, le carnaval de Ciudad Rodrigo à quelques kilomètres de la frontière est une des manifestations taurines les plus singulières d’Espagne. Ici, le rite à la fois rural, collectif et carnavalesque s’oppose en tout à la tauromachie urbaine, professionnelle et sérieuse de Salamanque. Ce rite d’inversion témoigne aussi de l’isolement périphérique passé des confins de Castille.

 

La troisième zone frontière Haut-Alentejo/Estrémadure est une zone d’intenses dynamiques transfrontalières hispano-portugaises du point de vue des pratiques tauromachiques. La ville frontalière de Badajoz sert d’interface entre la tauromachie portugaise et espagnole. La feria de Badajoz accueille un public portugais important et veille à programmer dans l’arène des confrontations hispano-portugaises. Ainsi, de nombreux toreros portugais ont pris l’alternative à Badajoz : Antonio dos Santos (24-vi-1952), José Simões (24-vi-1967), Mario Coelho (27-vi-1967), José Falcão (23-vi-1968), Manuel Moreno (22-vi-1985), Rui Bento Vasques (25-vi-1988), Jose Luis Gonsalves (10-iii-1994) et Pedrito de Portugal (26-vi-1994). Si l’on fait de la tauromachie un vecteur d’identité territoriale, le Portugal est mieux représenté dans ces arènes qu’en d’autres endroits. Il en va de même pour les arènes voisines de Cáceres, Mérida, Almendralejo, Zafra ou Jerez de los Caballeros.

Cependant l’interface fonctionne à sens unique. Si la Feria Ibérica d’Olivenza exprime d’une certaine façon la réconciliation des nations autour du taureau, la place de l’Espagne y reste prépondérante. Il est curieux de constater que cette cité, hautement symbolique en raison des litiges frontaliers auxquels elle a donné lieu, n’ait fixé aucune pratique tauromachique qui puisse en rendre compte de quelque manière. Cela en dit long sur l’attrait de la tauromachie espagnole dans cette zone. Sur le plan du développement des activités taurines, c’est bien l’Estrémadure – où le nombre de spectacles taurins a été multiplié par trois en vingt ans – qui profite le plus de cette situation. En outre, de nombreuses ganaderías d’Andalousie, de Madrid et de Salamanque y transfèrent désormais leur activité. On comprend pourquoi la promotion des activités taurines est inscrite officiellement au programme de la Junta de Extremadura. La région exploite donc une situation frontalière doublement avantageuse : la réserve d’espaces libres des dehesas pour les ganaderías et la proximité du public portugais privé de corridas intégrales dans son pays. »

A suivre…

Patrice Quiot