Espagne/Portugal : L’articulation transfrontalière des territoires taurins… (2)
« Le cas du village de Barrancos, bien que situé plus au sud, peut être inclus dans cette zone. Village oublié du sud de l’Alentejo, à quinze kilomètres de la frontière espagnole, Barrancos est fier de célébrer depuis toujours, dans la clandestinité la plus totale, des courses de taureaux avec mise à mort. À la suite d’un reportage télévisé en 1996, les passions se sont déchaînées autour de cette question et ont divisé l’opinion publique autour de ce qu’il est convenu d’appeler la crise baranquenha, les uns prônant le respect des traditions culturelles locales, les autres rappelant que la loi doit s’appliquer sur l’ensemble du territoire portugais. Après quatre années d’intenses polémiques, la mobilisation de tous les médias et la démission de deux ministres, le parlement portugais a fini par voter en 2002 l’autorisation de célébrer des spectacles tauromachiques avec mise à mort dans les municipalités pouvant se prévaloir d’une telle tradition ininterrompue depuis cinquante ans.
Depuis, trente-deux municipalités ont engagé des procédures pour établir la légalité de la mise à mort, procédures qui, pour l’instant, n’ont pas abouti. Barrancos n’est pas simplement le reflet du rayonnement de la tauromachie espagnole sur la zone frontalière. En réalité, cette zone dite de « la Contienda » relève d’un espace communautaire hispano-portugais depuis des siècles. Le tracé de la frontière n’y fut fixé qu’en 1926. Célébrer un spectacle avec mise à mort c’est, certes, rappeler la proximité culturelle avec l’Espagne, mais c’est aussi pour une région parmi les plus pauvres d’Europe un moyen de signifier son existence et de défier par la transgression l’autorité centrale, lointaine et forcément coupable de quelque chose.
L’extension des interactions spatiales du Portugal et de l’Espagne ne se limite pas aux régions frontalières. C’est l’ensemble de l’espace taurin portugais, en particulier le cœur de cet espace (région de Lisbonne, Ribatejo, Haut-Alentejo), qui entretient des relations intenses avec les grandes cités taurines d’Espagne. Les interactions liées au monde de l’élevage sont anciennes. La bonne intégration des élevages portugais au sein de l’économie taurine espagnole n’est démentie que lorsque les risques d’épidémies de vache folle et de langue bleue fixent des barrières spatiales pour en endiguer la propagation. Plus récentes sont les dynamiques spatiales liées au flux régulier d’aficionados portugais qui se rendent de plus en plus facilement aux férias de Séville et de Madrid grâce aux progrès des transports. Les clubs taurins les plus actifs comme ceux de Moita do Ribatejo et de Vila Franca de Xira y participent en organisant des voyages. Ceci n’est bien sûr pas incompatible avec la volonté d’y voir se développer des corridas intégrales, identifiées comme partie intégrante de la tradition et de l’identité locale.
À Vila Franca de Xira, patrie des matadors José Julio, Mario Coelho, José Falcão, Antonio de Portugal, Victor Mendes et Rui Bento Vasques, la corrida intégrale a connu des précédents en 1927, 1976 et 1977, donnant lieu à des émeutes de la population lors de l’arrestation des toreros. Les dynamiques territoriales de cette zone relèvent bien d’une logique d’organisation réticulaire des espaces taurins qui s’affranchit des frontières. Ici, la discontinuité de l’espace – une frontière taurine héritée de la tradition et maintenue par la différence de législation – engendre des dynamiques transfrontalières qui établissent de nouvelles continuités territoriales.
La quatrième zone frontière Algarve/Huelva est un espace de rapide transformation. Le pont construit sur le Guadiana accélère la circulation des hommes et des activités dans un secteur littoral à forte densité, marqué par le tourisme de masse. Cependant, le développement récent des spectacles tauromachiques du côté portugais - ce dont témoignent les arènes de la Albufeira, en tête des statistiques - semble davantage accompagner la diversification locale de l’offre touristique que le renforcement des relations transfrontalières liées à la tauromachie. À Huelva, du côté espagnol, la tradition est plus ancienne, mais reste dans l’ombre de la province voisine, Cadix, qui entretient, sur le plan taurin, des relations étroites avec Séville. »
Jean-Baptiste Maudet.
« Tauromachie et géopolitique en péninsule Ibérique : La frontière Espagne/Portugal depuis l’arène »
Datos
Jean-Baptiste Maudet est géographe et écrivain français né en 1976. Il enseigne à l’université de Pau ; ses recherches portent sur la géographie culturelle.
Jean-Baptiste Maudet naît en 1976. Après un doctorat en géographie, il mène des recherches en géographie culturelle. Il est pensionnaire de la Casa de Velázquez en 2003-2004, ce qui lui permet d’étudier un an à l’École des hautes études hispaniques et ibériques de Madrid. En 2018, son premier roman Matador Yankee est récompensé par le prix Orange du Livre.
Patrice Quiot