Quand l’ami François évoquait le duende…

 

François Coupry est un ami de plus de cinquante ans ; nous nous sommes aujourd’hui un peu perdus de vue et c’est avec d’autant plus de plaisir qu’ayant retrouvé dans un vieux cajón une de ses correspondances de 1994, j’en livre le contenu :

 

« …Temple et duende sont les derniers mots de la tauromachie ; après, c’est le silence. Déjà ces notions de temple ou de duende frôlent l’inexplicable. Tu connais l’inquiétude de celui qui doit donner une définition au temple ; il se perd en périphrases alors que le temple est l’accord le plus simple, le temps le plus limpide. Quant au duende …

 

Lagartijo avec son duende romain, Joselito avec son duende juif, Belmonte avec son duende baroque et Cagancho avec son duende gitan indiquent aux poètes, aux peintres et aux musiciens dans le crépuscule rond du cirque quatre grands chemins de la tradition espagnole » dit à voix haute Federico García Lorca dans sa conférence intitulée «Théorie et jeu du duende» donnée en 1930 à La Havane. Cette phrase templée est faite pour surprendre.

 

Le duende romain de Rafael Molina «Lagartijo» s’entend : il fut l’élégance et on pourrait imaginer en empereur de la Rome impériale ce torero dont le même Lorca dit dans «Ombre et Lumière» : « Il aimait la nudité et la ligne concrète, il aimait la circonférence du soleil et supprima l’angle infini de l’ombre ». Passons sur l’évidence du baroque de Belmonte, qui, après Espartero, inventa les courbures, passons sur la gitanerie de Joaquín Rodríguez «Cagancho»… Mais pourquoi juif pour Gallito ? En quoi le jeune tué de Talavera fut-il juif ? Et pourquoi pas grec, ce qui lui conviendrait peut-être mieux ? Est-ce parce que García Lorca souhaitait, à travers cette énumération des divers duendes, donner des composantes historiques du peuple espagnol où les romains, les gitans et les juifs tinrent une part importante ?

 

Mais les arabes, alors ? Il y a dans cette idée de duende juif quelque chose de jeté, comme une évidence. Il y a dans cette phrase sur le duende, un duende justement. Inattendu et affirmé. C’est comme ça et pas autrement et je te le dis. Ainsi le duende, ce serait d’abord cela : un savoir inconnu posé sur une certitude évidente. L’absolu contraire du doute. Je me mets là et le taureau passera ; il ne peut pas ne pas passer. C’est comme ça.

 

Duende romain, duende baroque, duende gitan, duende juif. Et pourquoi pas le duende égyptien de Manolete ou le duende japonais d’Ordóñez ?

 

Les duendes se déclinent et l’on est bien loin de l’idée trop commune et un peu fausse d’un duende uniquement gitan. On a trop tendance à lier cette certitude magique aux affectations trop caricaturales de ce type de toreo : la peur, la rareté, l’art, l’irrégularité chronique et soudain… Pof !!! Le flacon qui se débouche.

 

Le duende n’est pas essentiellement contenu dans l’idée d’inspiration. Il y a aussi le duende des laborieux, celui de Villalta, de Lalanda ou celui de Ruiz Miguel. Et ce duende là est tout autant respectable.

 

Dans cette conférence, Lorca marque bien la différence entre les muses, les anges et le duende. L’ange guide : « Il prévient comme St Gabriel », la muse dicte « et à l’occasion souffle » mais anges et muses sont à l’extérieur de l’être contrairement au duende qui est un démon intérieur. Voilà qui nous débarrasse de cette autre idée trop commune à savoir que le duende serait un lutin qui débarque. Tontería !

 

Qui a vu, mais qui donc a vu ce lutin-là se poser sur l’épaule de Curro Romero quand il décide, devant un toro qui a des cornes aussi pointues qu’un autre, devant un toro qui a une aussi sale gueule qu’un autre, quand Curro décide que cet animal-là permettra, transmettra, embistera ? Pas de lutin qui descend du soleil. Non. Seulement une certitude. Et on y va. Pas de magie, mais une décision. Pas d’intervention des dieux, des anges ou des muses de l’Albaïcin, mais on se jette à l’eau et le miracle survient. On nage alors qu’on ne sait pas nager.

 

« La muse – continue la voix de Federico García Lorca -peut guider la muleta, l’ange les banderilles. Avec eux on peut passer pour un bon torero ; mais dans le travail à la cape, quand le toro est encore intact comme au moment de tuer, il faut le secours du duende pour mettre le doigt sur la vérité artistique » Lorca met le doigt sur la vérité du duende : une décision que l’on prend du dedans, mais qui tout à coup vous met en dehors de vous-même.

 

Car, lorsque l’on se trouve derrière le burladero et que sort la bête et qu’elle semble immense, folle, impensable, c’est à ce moment qu’il faut s’oublier, réunir en soi les énergies d’une folie encore plus folle et se jeter à l’eau du capote sans savoir toréer. Et c’est quand on se profile à l’épée qu’il faut oublier qu’on ne sait rien et appeler en soi la chance, décider que l’on sait absolument. Savoir que dans l’évidence et la certitude, ce coup d’épée sera énorme. Refus de tout recul, refus de toute réflexion. « Le véritable combat se livre contre le duende.

 

Le démon du duende, son tragique, c’est la sublime idiotie de sa spontanéité. Et Belmonte se suicida dès qu’il se mit à réfléchir.»

 

Datos 

 

François Coupry, né le 19 juillet 1947 à Hyères.

 

Après des études de philosophie, il a été journaliste littéraire, éditeur et rédacteur en chef de la revue Roman (1982-1989), tout en occupant des fonctions institutionnelles : premier directeur de la Maison des écrivains (1984-1986), président de la SGDL, Société des gens de lettres de France (1996-2000), président et cogérant de la SOFIA, Société française des auteurs de l’écrit (2001-2005, puis 2010-2013).

 

Dans les années soixante-dix, il crée, avec Jean-Edern Hallier et François de Negroni, les Éditions Hallier, qui publient une trentaine de livres. Reprises en 1978 par Albin Michel, elles deviennent les Éditions Libres Hallier.

 

Essayiste, conteur, romancier, il a publié une trentaine de récits dans le registre du merveilleux, où le monde est raconté d’un point de vue « anormal », « inhumain », et où les lois ordinaires et les principes de la physique ont été recréés. Ses paradoxes et ses fables questionnent « le rôle de la fiction créatrice de la réalité, notamment Le Rire du Pharaon, Laffont 1983, ou Le Fils du concierge de l’opéra, Gallimard 1992, des essais comme Notre société de fiction, Le Rocher 1996.

 

Sur la tauromachie, qui parcourt toute son œuvre, il a publié Torero d’or (avec Catherine Clément, Hachette 1981, La Corrida, Milan, 1997, Toros de mort, éditions du Rocher, 2000.

 

Patrice Quiot