Cette année-là… (2)

 

Cette année-là, à Séville où je n’avais pas les sous pour aller, Ordóñez était immense devant les Benítez Cubero et deux jours après encore plus immense devant les Urquijo ; en octobre, à Ronda, avec Miguelín et Teruel, les trois compères coupaient douze oreilles et trois queues aux Carlos Nuñez.

 

Cette année-là, André Viard avait douze ans, «Zocato» quatorze, Joël Jacobi seize, Jean-Louis Lopez vingt-trois et Jacques Durand vingt-six.

 

Cette année-là, la mort de Martine Carol et celle de Konrad Adenauer me laissèrent indifférent ; celle de Jane Mansfield aussi, bien que sa poitrine plantureuse me fascinât. Cette année-là disparut John Coltrane dont j’entends encore la tonalité du saxophone ; cette année-là, j’appris le décès de Magritte en sortant du «Vox» où j’étais allé voir «Blow up» d’Antonioni qui m’avait troublé, alors que « Play-Time»  de Tati m’avait gonflé. «Le Manège enchanté» faisait un tabac à la télé et Tanguy et Laverdure, «Chevaliers du ciel», sanglés dans leur impeccable uniforme, la une des cancans de coiffeuses.

 

Cette année-là, l’«Andaluz» avait quinze ans, Robert Pilès débutait en novillada sans chevaux à Lansargues avec Jean Riboulet et Jacques Coule devant des Sol et le 15 juillet, Simon se présentait de novillero à Madrid et coupait une oreille à un Charco Blanco. Frédéric Pascal toréait une dizaine de novilladas économiques en France et Christian Lesur tuait à St Gilles et a « puerta cerrada » son premier novillo. «Jaquito» n’apparaîtra que deux ans plus tard.

 

«Paquito» était le taulier de «Toros» et René Peladan « Artillero » celui de la rubrique taurine de «Midi Libre». En Espagne, Navalón, Joaquín Vidal, Filiberto Mira, Cañabate, Salvador Pascual ou Zabala maquaient les médias et Canorea, Balaña, Livinio Stuyck, Chopera et Camará les affaires.

 

Cette année-là, pendant le Tour de France, Roger Pingeon allait trouver l’ouverture lors de la 5ème étape Roubaix-Jambes et bénéficier de l’aide de l’équipe de France, notamment de celle de Raymond Poulidor, qui, défaillant dans le Ballon d’Alsace, se mettra par la suite totalement à son service dans les étapes de montagne. Transcendé, Pingeon allait repousser les assauts du grimpeur espagnol Julio Jiménez, notamment dans l’étape du Ventoux au cours de laquelle Tom Simpson allait tragiquement s’effondrer et ceux de Felice Gimondi à l’agonie dans les Pyrénées.

 

Cette année-là, Denis Loré, «Morenito de Nîmes», Stéphane Fernandez Meca, Gilles Raoux, Jean-Baptiste Jalabert, Sébastien Castella et la magnifique Léa Vicens n’étaient pas nés.

 

Le « Rubio » vivait chez ses parents à la rue Villars ; je lui donnais des cours d’anglais ; sa mère nous préparait les tourdres que son père avait tués et Marc Antoine Romero ne connaissait pas encore Fernandel.

 

Cette année-là, nos parents et trois de nos grands-parents étaient en vie, mon petit frère ne se ressentait plus des otites qui avaient perturbé ses jeunes années, les Gauloises valaient 30 centimes, le pastis 80 ; je gagnais 900 francs par mois, j’avais en vue une Daf d’occasion, j’allais en mobylette me baigner au Grau du Roi ou dans le Gardon, faisais toutes les fêtes votives de la région, je montais à cheval chez Leenhardt à Montpellier en écoutant mon copain Jean-Marc Annède galoper sur « Vichnou »en citant Thucydide, me disais qu’il faudrait m’essayer à donner des passes dans les mas de Camargue et à pêcher le brochet dans les roubines.

 

Cette année-là, la vie était magnifique.

 

Cinquante-sept années ont passé.

 

Dans ce laps de temps, des milliers d’événements se sont déroulés, des millions d’enfants sont nés, des millions d’hommes sont morts et ma vie en a croisé des centaines d’autres ; j’ai entendu autant d’inepties sur les bancs de l’université que de fadaises ou de méchancetés dans les cafeterias d’entreprise ou dans ce mundillo que j’aime tant et où j’ai longtemps cru avoir réalisé des choses.

 

Considérant la vacuité et l’insignifiance des projets s’ils ne sont pas portés par une opiniâtreté beaucoup plus forte que celle qui fut la mienne j’en suis beaucoup moins certain aujourd’hui.

 

C’est l’âge, diront certains.

 

Peut-être.

 

Patrice Quiot