1917 : 2 A rue Cabrera Conde y otras cosas… (1)
« La rue Cabrera Conde est une de ces petites venelles tordues comme il en existe tant dans les entrailles des villes d’Andalousie, une trouée serpentine à travers la clarté cinglante de la chaux qui couvre les rides des murs. Les fenêtres grillagées et les balcons étroits coulent sous les fleurs. Géraniums, bougainvillées, jasmins. Rideaux de pétales tape-à-l’œil, maquillage chargé qui cache la misère. Cabrera Conde est un passage bruyant et populaire, proche du centre-ville moderne, entre les arènes qui se dressent alors à deux pas sur l’avenue de Los Tejares et le quartier taurin de Santa Marina tout près. C’est là dans une de ces demeures modestes élevées autour d’un patio central que naît Manuel Laureano Rodriguez Sánchez le 4 juillet 1917 à une heure trente du matin.
A Cordoue, les classes laborieuses souffrent de la hausse des prix provoquée par le conflit international qui sévit depuis trois ans et auquel ne participe pas l’Espagne. En 1916, une grève générale a été décrétée. L’année suivante, c’est au tour des cheminots. Au mois d’août 1917, une nouvelle grève est violemment réprimée. La gauche gagne du terrain, même en Andalousie où l’influence des événements qui ont lieu en Russie se fait sentir. Mais si dans les campagnes, certains paysans affamés et humiliés commencent à rêver à un nouvel ordre des choses et même à crier «Vive Lénine !», les villes conservatrices du Sud restent farouchement accrochées aux valeurs traditionnelles. L’Eglise est toute puissante. Depuis le Concordat de 1851, le catholicisme est religion d’état.
Comme partout ailleurs, les Cordouans vivent avant tout au sein de leur quartier, autour de leur clocher. Ils se plaignent des saisons, le froid en hiver, la chaleur en été, les gosses qui sont malades, se lamentent sur le prix des légumes et des fruits, se retrouvent à la messe et lors des célébrations religieuses. Ils parlent taureaux, de la feria à venir, de la féria passée, comptent les jours jusqu’au mois de mai* qui verra la ville s’égayer un peu, se garnir de volants, de châles, de fleurs, de chevaux…
…. Chouchou et poupon de ses quatre sœurs, le petit Manuel est allaité par sa mère pendant les deux premières années de sa vie. Au moment du sevrage, le garçonnet qui jouit jusque-là d’une excellente santé contracte une pneumonie gravissime. De la maison du 2A rue Cabrera Conde, on entend gémir et pleurer à travers les persiennes. Angustias Sánchez voit déjà se reproduire son pire cauchemar**.
Son fils, son fils unique ! Elle envoie ses filles allumer des cierges dans l’église San Miguel où l’enfant a été baptisé (comme son père, son grand-père et même son oncle «Pepete»). Elle les pousse également dans les églises voisines, Santa Marina, San Andrés ou San Agustín. Après tout, sait-on- jamais, s’allier à d’autres paroisses, c’est peut-être multiplier ses chances ! Pas un instant elle ne quitte son nino, disposant autour de lui des images pieuses, ânonnant sans fin des rosaires ponctués de lamentations.
C’est impossible, ça ne peut pas être, pas une deuxième fois. Angustias n’y croit pas. Dieu l’entendra, se dit-elle. Qu’il vive. Même torero. Au terme de plusieurs jours où on le donne mourant, le petit garçon finit par se rétablir. Mais il en sort affaibli. Sa santé est altérée pour toujours. »
«Manolete, le calife foudroyé».
Anne Plantagenet.
(Editions Ramsay/Septembre 2005/ Réédité en Septembre 2018 / Editions « Au diable Vauvert »)
*Instaurée en 1902, la feria Nuestra Señora de la Salud de Cordoue se célèbre au mois de mai.
**La mère de Manolete avait perdu un fils âgé de deux ans, après qu’il eût avalé de la chaux vive.
A suivre…
Patrice Quiot