Peur et quiétude du torero…

 

« Le vendredi 29 décembre 2006, Sébastien Castella sacré numéro un de l’année, entre à Cali, dans les arènes suspendues de 19 872 places assises, bien décidé à conquérir ici son troisième titre. […] Castella torée ici pour la dernière fois de son année triomphale. Comme la féria lui échappe, il tente le tout pour le tout. Ciel moucheté et 31°, la musique à fond dans un style de fanfare chez Kusturica, le drame rôde ; l’hélicoptère de la police, pour nous rappeler à l’ordre, coupe la piste en deux à soixante-huit mètres d’altitude. Lors de sa troisième inversée, le vent se moque de Castella et le découvre un instant. Le toro roux, Afortunado, s’engouffre dans la brèche, prend de plein fouet le corps dénudé et le reprend au sol. Panique à bord, tout le monde bondit, Castella se relève cassé en deux, le thorax enfoncé, se déshabille, reste en chemise et bretelles, pleure de douleur et repart vers le fauve. Toujours plié, cinq côtes broyées, dont l’une perfore le poumon et déchire la plèvre, il torée, mais pour qui, mais pourquoi ? Nul ne le sait. Pour les grandes puissances de l’air, pour les vieilles choses énormes, pour la pensée, la dialectique, les étoiles et sans doute les mânes d’Arthur Rimbaud. Il crève de douleur, mais ira jusqu’au bout. Il n’a qu’une règle : comme à Pampelune, le 11 juillet 2006, en une insupportable scène analogue : aller jusqu’au bout, puisqu’il s’y est engagé par contrat.

 

Plusieurs mois plus tard, après des nuits d’hôpital, il sourit à ses fidèles : « Vous continuerez de venir me voir ? Vous savez que les toros vont me tuer ? » Ils sont dans le circuit trois, aujourd’hui, à penser ainsi : José Tomás , Alejandro Tavalante  et Sébastien Castella. […] Leur quiétude à ces trois qui s’attendent à mourir n’a rien à voir avec le courage. Elle se tient à l’opposé de la forfanterie et du suicide. Simplement, leur tauromachie ne se fonde que sur elle.

 

La quiétude fonde la spiritualité (elle consiste essentiellement à se retirer dans une chambre ou une cellule (une arène fait l’affaire), et en cette démarche involutive du repli sur soi, elle permet d’atteindre un point précis : le point où l’on dépasse (en les éprouvant) les douleurs et les soucis de la trop humaine condition. […]

 

De Belmonte à Morante de la Puebla, la quiétude porte des noms de toreros, pas tous andalous d’ailleurs. Elle désigne l’état dans lequel la divinité enseigne à l’âme par les voies les plus cachées et secrètes.

 

[…] L’avènement de la tauromachie actuelle à Ronda où Pedro Romero légiféra au tout début du XIXe siècle actualise devant la corne ce qui se théorise au nord de l’Europe : le Romantisme. Le Romantisme comme programme, comme idéologie et comme style : la vie en jeu dans l’art.

 

Au sud de l’Europe, des garçons qui n’ont pas lu Byron descendent à pied devant la mort. Au même moment ,les premières années 1800, sans l’once d’une référence au courage – motif aussi étranger aux toreros que le sens des affaires ou, disons, la vitesse –, mais selon les effarantes dictées de la peur, la peur qui glace, qui décompose, la peur aux dents vertes, la peur qui réveille la nuit, la peur d’entrer, la peur de la panique, la peur du ridicule, la peur d’être bête devant la bête, la peur de se laisser déborder, la peur de ne pas tuer, peurs au regard desquelles la peur de mourir ne vient jamais à l’esprit, ni même d’être blessé, encore moins de souffrir quarante jours dans une clinique surchauffée, la tauromachie andalouse et celle des grands madrilènes donnent une version profane, visible, damnable de la quiétude. »

 

Francis Marmande 

 

« Études »/ Tome 409/ juillet-août 2008.

 

Datos

 

Francis Marmande est un écrivain, critique littéraire, dessinateur, critique et musicien de jazz français né à Bayonne le 10 janvier 1945. Il est aussi un passionné de corrida et un journaliste taurin dont les chroniques sont parues essentiellement dans Le Monde.

 

Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, Francis Marmande est titulaire d’une agrégation de lettres modernes et d’un doctorat ès-lettres dont la thèse s’intitule Georges Bataille politique, laquelle est publiée aux Presses universitaires de Lyon en 1985.

 

Également dessinateur, il a illustré la page de sommaire de Jazz Magazine de 1976 à 1994, des couvertures de livres, notamment de Perec et Sartre, ainsi que le livre de Florence Delay, de l’Académie française, Œillet rouge sur le sable. L’ouvrage comporte notamment en première page un dessin représentant quatre areneros transportant un matador blessé. Plusieurs taureaux noirs sont disposés en lettrines ou en culs-de-lampe, encornant le matador ou recevant les banderilles. Chaque chapitre est interrompu par un dessin pleine page : le picador, le torero renversé et bien d’autres. Le livre s’achève sur un dessin d’arène avec le public, le taureau et le torero étendu sur le sable du ruedo, sans doute mort – manière de clin d’œil à l’Histoire de l’œil de Georges Bataille, écrivain sur lequel Francis Marmande a publié, outre sa thèse, plusieurs essais, articles, et organisé des colloques (notamment celui d’Orléans en novembre 1997, intitulé Bataille-Leiris, l’intenable assentiment au monde).

 

 

Patrice Quiot