« La solitude du torero » ou Roca Rey impérial… par Daniel Jean Valade, Adjoint à la Culture de la Ville de Nîmes…
Bien que peu cinéphile mais toutefois très curieux des nouveautés du 7ème art, nous sommes allés voir l’hymne à Roca Rey dès sa sortie.
Nous avons constaté les réactions, qu’elles soient d’aficionados, d’anti(s) ou, plus intéressantes, de « regardeurs », (comme les qualifiait Marcel Duchamp) neutres, si tant est que cette « qualité » soit possible.
Saluons tout d’abord « Le Sémaphore » qui a osé projeter le film. Salle comble dès le premier jour. Quelques taurins (re)connus mais, de fait, peu.
Le gigantisme de l’écran permet d’être immergé dans les images, comme, pour certaines, on peut l’être dans une œuvre picturale, de façon extrême, notamment grâce à la réalité virtuelle. Nous nous souvenons d’une telle expérience nous ayant permis d’entrer dans le fond, très complexe par ailleurs, d’une toile de Léonard de Vinci. Les sensations étaient si fortes que nous avons dû mettre fin au malaise engendré.
Revenons à R. R.
Les premières images, deux gros plans sur la tête de deux animaux (dont, nous a-t-il semblé, le second borgne), nous fixent longuement. Regards « surs d’eux et dominateurs », amplifiés par la nuit où ils sont maîtres et seigneurs. Souffle rythmé, régulier, puissant des fauves qui défient. On mesure là ce que le torero peut ressentir lorsqu’il est à deux pas de cette respiration souveraine.
Les « chapitres » (suertes…) du film se déroulent, actes, comme ceux de la tragédie racinienne.
Comme lieu, R. R. en voiture ; fauteuil, a priori très confortable, siglé tel le radiateur magistral de la R(olls) R(oyce). Déplacement en coche avant ou après la corrida.
Avant, la cabine est calme, cocon et matrice encore protecteurs. Après, ce sont les assauts de commentaires et de dégoulinants cirages de zapatillas par ceux qui ou bien redoutent d’être virés après une actuación médiocre ou qui se soulagent post succès. Ils parlent pour ne pas dire grand-chose : exutoire des peurs.
Deux préoccupations : éteindre le spot de l’auto pour R. R. Il n’intégrera jamais que c’est impossible, et la cerveza, remède universel à siffler, en douce, dans une chambre, loin du maestro pour les péones.
Saluons l’extrême qualité des prises de son, dans l’arène ou l’auto, qui révèlent les « secrets » des interventions des subalternes, dont la vedette se soucie peu. Les entendent-ils, d’ailleurs ?
Ce qui nous a le plus intéressé consiste en la saturation de certaines images qui régulièrement, envahissent l’écran. Muleta, sable de la piste… sont des monochromes qui nous absorbent. Autre intérêt visuel : les arrastres, filmés caméra fixe et dont le départ pour le déplacement brusque et brutal laisse place, quand le convoi funèbre est passé, à la barrière immuable du callejón.
Evoquons aussi les changements d’échelle, troublantes, à la limite du fantastique, rendus par les profondeurs de champ évoluant, la sensation étant puissamment augmentée par le fait que cette géométrie est réalisée dans l’axe torero-toro où la mise au point apporte toute son envergure.
Evidemment, les visages-portraits en très gros plan de R. R. traduisent tous ses états d’âme.
Certes, les moments de danger sont amplifiés par la surface de l’écran, tout comme les estocades et les puntillas finales. Mais comment aurait-on pu signer une telle œuvre en occultant cela, qui est fondamental.
Ce film n’est pas un cours de tauromachie, ni même un reportage. Il est une œuvre d’art à laquelle Albert Serra, le réalisateur (catalan !), a conféré toute sa force. Il est une œuvre d’esthétique, subtile et surpuissante dont le sujet est lui-même un Art : la Tauromachie. Sans aucun doute, pour très longtemps désormais, il ne sera plus possible de montrer la corrida. Elle est à présent figée dans sa beauté.
D.J.V.