Afición juvénile 1902

 

« C’est en 1902, l’année du couronnement du roi Alphonse XIII, que mes père et mère prirent l’initiative de m’envoyer seul, âgé de huit ans, à Madrid où séjournait alors une parente. On me confia à la protection du chef de train, avec une étiquette épinglée à mon paletot, détaillant le voyage lequel, à l’époque, durait deux jours et deux nuits, empruntait trois réseaux, avec autant de changements. Je connus le Madrid d’avant la Gran Vía et les gratte-ciel ; un gros bourg de montagne un peu dilaté, le tram à chevaux de la Puerta del Sol si semblable à notre Auteuil-Saint-Sulpice. Chez les femmes la mantille généralisée, beaucoup de cavaliers par les rues coiffés du feutre à larges ailes, le pantalon très ajusté faisant saillir le ventre et la croupe. Un Madrid assez authentiquement goyesque. Ce n’était d’ailleurs que soixante-quatorze ans après la mort du grand Aragonais. Un Madrid tel qu’on le retrouve, inchangé, aux alentours de la Plaza Mayor, dans ce réduit qu’on nomme le Madrid romantique : Calle Conde, Sacramento où hier encore habitait notre subtil ami le regretté Eugenio d’Ors. Je connus le retour des courses avec les châles multicolores déployés à l’arrière des équipages, les picadors très sérieux avec le valet en croupe, la main gauche à la ceinture et la jugulaire sur les lèvres.

En ce temps-là le cinéma faisait son apparition à Madrid. Son culte s’y célébrait modestement dans les palais de toile de baraques foraines dont le programme se composait invariablement d’un seul film : le Couronnement d’Alphonse XIII qu’on venait de célébrer. Pour ma part, je le vis une dizaine de fois….

… Déjà, j’étais hanté de tauromachie. Les garnements des rues ne jouaient qu’aux toros. Je participais à leurs jeux. En ma qualité de jeune étranger de Paris, j’étais plus souvent désigné comme toro que comme torero et je pus ainsi discerner de bonne heure que, dans l’âpre et scintillant combat de l’arène, qu’on nous dit être un duel loyal, le toro est décidément placé dans le mauvais plateau de la balance. Plaza Mayor les vitrines multipliaient les sortilèges, regorgeaient de guitares, de tambourins, de chapeaux calanes de vestes de bandoleros, de cornes montées pour les faenas enfantines, de panoplies taurines. Dans leurs boîtes rutilantes défilaient les cuadrillas de plomb ou de papier mâché. Il n’était pas jusqu’aux boîtes d’allumettes qui n’offrissent les effigies rehaussées de gueule ou d’azur, saupoudrées d’or des héros de l’arène ou des déesses du café chantant — Pastillas y bombonnes de Mathias López — Agua, Aguardiente, AzucariUos, Agua… Naranjero… naranjas !

Ce magma d’impressions, d’excitations, de visions, de prévisions, de rites propitiatoires imprégnait ma sensibilité toute vierge, lui composait un univers ensorcelé, un climat de féerie taurine, portait au rouge mon juvénile enthousiasme qui ne pouvait plus se satisfaire maintenant des seuls prodromes, exigeait impérieusement la confrontation suprême, l’épreuve initiatrice, la corrida elle-même tout entière.

Cependant, pour des raisons demeurées obscures, mon initiation n’eut pas lieu à Madrid, mais, à quelque temps de là, à Burgos lors des corridas de feria, Bombita chico, Mazantini, Antonio Fuentes étant au cartel.

La coleta alors n’était pas postiche. Cette circonstance n’est insignifiante qu’en apparence. L’abolition fatale de la coleta, de la coleta naturelle, porte en germe la dégradation de la corrida. Nous avouons attacher une signification d’importance à la réalité de la coleta. Du jour où le torero souhaite ne plus être reconnu pour tel hors des limites du métier, il est évident qu’un peu de la vertu inhérente à sa mission menace de s’évanouir et que le sentiment du pundonor est touché. Lorsque dans la vie privée il abandonna les attributs du mundillo pour ceux du señoritismo, c’est que sa fierté de héros de l’arène l’a en partie abandonné et lui pèse.

Un torero sans coleta, c’est un prêtre sans tonsure. Je vois avec une semblable inquiétude la tonsure s’estomper sur les crânes des gens d’Eglise et ceux-ci arborer bérets, shorts et blousons. Le vêtement fait beaucoup pour le moine. Certes on ne saurait considérer la corrida uniquement sous l’aspect sacrificatoire, mais il est certain que le torero est d’abord un officiant, célébrant certains rites qui exigent une prédestination et une aptitude à créer émotion et beauté par l’emploi inspiré d’un vocabulaire de gestes appropriés.

… Donc la coleta n’était pas postiche. Les taurins la laissaient apparaître recourbée sous la coiffure, pareille à l’anse d’une tasse. Rien encore dans la planète taurine n’était postiche. Les toros n’étaient pas postiches. On venait voir les Veraguas aux têtes monumentales pulvériser les burladeros et donner du travail aux charpentiers… Le divin chauve, de ses mains décanteuses de subtiles magies, n’avait pas encore acclimaté dans le rond les phantasmes de la peur ni fait admettre comme un spectacle de choix ses paniques afaroladas et son angoisse lippue. La peur avait encore peur de s’étaler et les diestros se signalaient par une affectation de courage viril que sans doute ils n’éprouvaient pas toujours, mais ils mettaient un point d’honneur à le laisser paraître. On voyait encore les banderilleros citer assis sur une chaise, ou des chulos sauteurs s’aider de la garrocha. Les faenas duraient le temps normal de leur objet : cadrer le fauve. Mais nous avions des premiers tiers fulminants, avec grande consommation de rosses sous lesquelles, comme au tir forain lorsque le coup est bon, fleurissait soudain, en un lâcher de ballonnets floconneux, sa majesté la tripe. Certains, qui font les dégoûtés devant le spectacle de l’arène, hument cependant d’une narine gourmande, contemplent d’un œil serein l’état des boucheries et même ne font point fi des tripes, à condition que ce soit dans leur assiette !

Le tragique de la corrida dépasse de loin ce qu’imaginent ses détracteurs habituels qui la jugent sur quelques bagatelles sanglantes. Œil bandé, oreilles ensablées, la pauvre haridelle secouée n’est-elle pas la vivante image, le symbole poignant de notre humanité sans cesse dupée, fouillée par les cornes de l’erreur, suscitant tour à tour le rire et la pitié, soulevée par la bêtise au front de taureau ?

Certes, on ne reverra plus les premiers tiers d’antan, mal accordés déjà à nos faims chétives. Notre époque maussade qui, dans ses laboratoires, met au point minutieusement le suicide de la planète, ne supporterait pas aisément ces émotions tempétueuses. N’en déplaise à ceux qui ne savent pas saluer la beauté dans ses aspects véhéments et toniques, la conjonction de la brute et du groupe équestre, avec ses incidences et péripéties, dans l’envol floral des capes, les ressacs des piques, la déflagration des chutes, l’émulation des quites égrenant dans l’arène les grâces ailées du capeo, demeure l’un des points culminants de la corrida. Elle en est plastiquement l’instant le plus haut, le plus monté de ton. »

Roger Wild

 Datos

Roger Wild né à Lausanne en 1894 et mort en 1987 est un affichiste, peintre, illustrateur et dessinateur suisse.

Espagnol par sa mère, il s’est passionné pour les forains, le cirque et l’Espagne…

On lui doit aussi de nombreux portraits d’artistes et d’écrivains.

Il était ami de Modigliani et de Max Jacob.

Patrice Quiot