Bougue : Ma voisine de tendido… (1)

 

Le matin, à l’heure du tentadero de sélection, enveloppée dans ses rêves d’enfant, son vestido de l’après-midi, sa petite boite à bijoux et sa petite trousse de maquillage bien rangées, elle devait probablement encore dormir et n’aura pu apprécier le galop caractéristique de l’encaste Domecq des dix vaches de Jean-Louis Darré, la plupart la bravoure en filigrane ; elle n’aura pu non plus apprécier la noblesse et la fixité à la muleta de la troisième et, en point d’orgue, la sixième, un joyau digne de la couronne de St Edward avec la classe d’une duchesse de Medinaceli comme elle n’aura pu voir David Gutiérrez et Clovis Germain se qualifier sans contestation possible et Aparicio Romero le faire un peu par défaut.

A midi, ma voisine de tendido aurait peut-être boudé la gardiane, mais aurait probablement aimé la gentillesse des commensaux, le bénévolat des amis de la peña «Soledad», les belles histoires de toros, la délicatesse et la distinction de Véronique, le caractère enjoué de Rafael Perea «El Boni» ; peut-être aurait-elle eu un peu peur de la cicatrice de la blessure sur le mollet de Julien Breton Merenciano, peut-être n’aurait-elle pas compris les mimiques de Chico Leal détaillant la taille et la façon de faire des erales deslucidos, sin entrega ni clase de la Olivilla y de Los Candiles lidiés la veille par Clovis à Villaseca de la Sagra, mais elle aurait probablement écouté avec plaisir la musique cuivrée des «Armagnacs d’Eauze» avant de s’endormir sur un banc de bois en suçant son pouce.

Mais, à cinq heures, elle était à côté de moi.

Observons-la :

Noirs les cheveux, noirs les yeux, noirs les cils et les sourcils ; negros zainos sin manchas o mezcla de ningún otro color.

Un luxe de noir :

Celui de Pierre Soulages, celui de Mark Rothko, celui de l’Edgar Poe de «La chute de la maison Usher»,  celui de Callas dans «Norma» un soir de 1964 à l’opéra Garnier ; celui de Martha Graham au Metropolitan de New York dans «Les Tentations de la Lune»  ; celui de Manuel Torres, celui du Melville de «L’Armée des ombres», celui du Malraux du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, celui de Dámaso González, fou de courage insensé devant un immense toro de Samuel Flores à Madrid un jour de San Isidro ou encore celui de Rafael de Paula vêtu de gris soutaché de noir un après-midi de mai dans la vieille arène de Jerez de la Frontera.

Un noir de lumières sur le lisse d’une peau de pêche de vigne ; un front de décision, un nez de princesse alezane, une bouche en fossettes de rouge, un sourire de complicité, un menton de volonté.

Un simple collier en plastique souligne le cou, la robe est en légèreté de fleurs de printemps et, rappel du fard des lèvres, en rouge sont peints les ongles.

Un luxe d’enfant, une manola ressuscitée, une beauté en peu d’attributs qui, avec une arrogance exquise, me regardait sans m’accorder un mot.

Une Frida Kahlo de cinq ans assise à côté de moi pour voir tuer cinq erales du «Cantaou» à Bars, qui, tous pâturèrent au «Penin», qui, tous, affichèrent la devise blanc et bleu, et qui, tous, avaient l’oreille droite fendue par l’escoussure.

 

Bien présentés avec une légère faiblesse les cinq, supérieur le deuxième et de bandera le cinquième, ils furent.

Ma voisine de tendido les observa avec l’attention émerveillée de leur découverte, curieuse de savoir ce que les trois allaient en faire.

 

Aparicio Romero est un torero appliqué, un peu scolaire, très lambin et bien brouillon ; au castaño sorti en premier et qui vint abanto, il donna quatre-vingt-quatre passes et le tua de quelques pinchazos notables et d’une entière bien trasera.

Ma voisine de tendido ne le calcula même pas.

 

Il est évident que David Gutiérrez sait toréer, possède une technique déjà rodée et un sens certain de la lidia. Le second qui lui échut fut plus léger que le un et le David l’attaqua par une larga de rodillas et quelques véroniques que ma voisine de tendido sembla apprécier.

Dans la serge le novillo fut noble, répéta hocico al suelo et les derechazos de rodillas firent sonner la musique.

A gauche, la copie fut bonne et la demie pour occire presque en place.

Personnellement j’en resterai là.

Vuelta à l’eral, et oreille à David.

Le tout faisant battre les petites mains aux ongles peints en rouge de ma voisine.

 

Exigeant fut le troisième que Clovis reçut à genoux face à la porte ; véroniques en suivant avant trois paires de banderilles.

Un peu boulégué l’ensemble.

Le novillo est noble, mais cortito à gauche se laissant davantage sur la main droite du Nîmois dans laquelle on pressent les prémices de l’excellence ; un poil décousue mais pleine d’autorité probante et de personnalité affirmée, la faena est terminée par le haut et conclue d’une épée trasera.

Oreille de peso qui signifie.

Quand Clovis passa devant elle, ma voisine de tendido le gratifia d’un sourire.

C’est tout dire.

Le comité de sélection retint David et Clovis pour la finale, le crochet emportant Aparicio Romero dans les cintres de la disqualification.

Avant de partir voir les deux derniers d’en bas, je découpai de la barrera une fleur en papier crépon et, pour la remercier de sa présence troublante, l’offris à ma voisine.

Elle la prit et avec grâce la chiffonna entre ses mains.

 

A suivre…

Patrice Quiot