M. le Directeur : Que pensez-vous des combats de taureaux ? … (2).
« Les souverains, en daignant prendre part eux-mêmes à ces joutes, firent pour elles plus encore que les sourires des dames ; mais ce qui acheva de les mettre tout-à-fait en honneur, ce fut la rivalité qui s’éleva entre les chevaliers espagnols et les seigneurs mores, dont plusieurs, tels que Malique Alabez et Muza y Gazul, sont restés célèbres dans les annales de la tauromachie.
Isabelle-la-Catholique arrêta cet élan. Elle n’aimait pas les taureaux, comme on dit en Espagne. Après avoir assisté avec horreur à une de ces fêtes déjà si populaires, elle annonça l’intention de les défendre dans tout le royaume. Cette menace mit en deuil la jeune noblesse ; on conjura la reine, on la fit supplier de toutes les manières : elle fut inflexible ; enfin on promit d’envelopper de bourrelets de cuir les cornes des taureaux.
Grâce à cet expédient, qui devait rendre beaucoup plus rares les blessures graves, l’Espagne conserva son spectacle favori ; on combattit quelque temps des taureaux embolados ; puis, la reine oubliant ou faisant semblant d’oublier ses défenses, on supprima les bourrelets et l’on rendit à ces combats leurs chances meurtrières, c’est-à-dire leur plus grand intérêt. A la longue cependant, l’aversion secrète de la reine, que plus d’un courtisan feignait de partager, eût été fatale à la tauromachie, et il était urgent qu’un protecteur puissant vînt lui rendre sa splendeur première.
Charles-Quint fut cet homme. Disons-le à l’éternel honneur des amateurs de taureaux, Charles-Quint fut le type parfait de l’aficionado. Non-seulement il encouragea sans cesse par sa présence, par ses conseils, par ses applaudissements, ce spectacle viril, mais souvent il parut en personne dans l’arène, et, maître d’un empire « ou le soleil ne se couchait jamais, » il rêva et il conquit la gloire d’un vaillant torero. Et ce ne fut pas seulement un caprice de jeunesse, il conserva tard ce goût et ces habitudes.
L’histoire raconte qu’à la naissance de son fils Philippe II (il avait 27 ans alors), il tua, sur la place de Valladolid, un superbe taureau de Ronda. A dater de cette époque, une quantité de héros célèbres voulurent, à son imitation, se faire une réputation dans la place, et les annales tauromachiques ont enregistré fastueusement les noms de Pizarre, presque aussi fameux par ses estocades que par la conquête du Pérou, du roi don Sébastien de Portugal, et de Ramirez de Haro, le plus habile de tous. La thébaïde qui entoure les murs sombres de l’Escurial plaisait plus que les réjouissances publiques au morose Philippe II : il ne songea guère au cirque de Madrid ; mais Philippe III le fit rebâtir, et Philippe IV y combattit lui-même. Sous son malheureux règne, on imprima les premières règles de la tauromachie. A en juger par ce petit code, qui nous est resté, les courses de cette époque ne ressemblaient nullement à celles de la nôtre. On combattait les taureaux à cheval et à la lance ; c’était la seule méthode que pussent suivre les seigneurs qui descendaient dans le cirque par bravade ou par plaisir, sans vouloir faire de ce divertissement une étude exclusive.
Pour recevoir sur un bon cheval et la lance au poing la charge d’un taureau, il suffit d’avoir beaucoup de courage et de vigueur, tandis que pour attaquer de front, à pied, comme font les toreros actuels, et l’épée à la main, un animal qui attend et qui observe son agresseur, il faut plus que de la force, plus que du sang-froid : il faut de la science, une science difficile, comme je le dirai bientôt, et une habitude que donnent seules une pratique constante et des blessures nombreuses.
Au reste, déjà sous Philippe IV, les règles étaient inexorables. Tout cavalier renversé devait continuer la lutte seul, sans être secouru ; et s’il sortait du cirque avant d’avoir tué le taureau, il se perdait de réputation. Quand sa lance était rompue, mais seulement alors, il pouvait se servir d’un glaive, et Quevedo raconte qu’en pareille circonstance, don Menrique de Lara renouvela l’exploit de Pépin-le-Bref en abattant d’un seul coup la tête du taureau. Je ne sais si vous êtes de mon avis, mais je suis tenté de croire que Pépin pas plus que don Menrique n’ont fait pareille chose, bien que l’on m’ait assuré en Orient que le cou d’un buffle se partageait aussi facilement qu’une pomme, pourvu que la main fût exercée et le damas d’une certaine trempe. Si périlleuse que puisse vous paraître la situation d’un seigneur de la cour de Philippe IV, qui, renversé de cheval et seul dans le cirque, était contraint de tuer le taureau sans autre secours que son glaive, elle n’est rien en comparaison de celle du matador moderne au moment où retentit la fanfare suprême ; car le seigneur frappait où il pouvait, par derrière, par côté, dans les flancs, dans le cœur ; il se débarrassait comme il l’entendait de son ennemi, et cela serait un jeu puéril pour le lidiador actuel, qui, je vous le répète, doit attaquer de front, frapper en face, à une place donnée, en passant le bras entre les deux cornes.
Le même Quevedo rend compte d’un combat fameux qui eut lieu à la fin du XVIIe siècle, à Saragosse, en présence de don Juan d’Autriche. Là se distinguèrent le marquis de Mondejar et le duc de Medina-Sidonia, lesquels, dit l’histoire, étaient de si rudes jouteurs, qu’ils ne s’inquiétaient nullement que leur cheval fût sanglé, attendu que les meilleures sangles, assuraient-ils, sont les jambes du cavalier ; autre fait qui me donne à penser que ce Quevedo est un mauvais plaisant qui n’était jamais monté à cheval de sa vie. Le combat de Saragosse fut un des derniers de ce genre ; Philippe V prit en une telle aversion les courses de taureaux, que l’église, pour lui plaire, les prohiba, refusa la sépulture chrétienne aux victimes du cirque, et la noblesse, un instant atterrée, renonça à son divertissement favori.
Le peuple, lui, n’y renonça pas ; il tint bon, et les courses survécurent malgré la colère royale. Seulement elles changèrent de caractère. La noblesse, en abandonnant son privilège, laissa le champ libre à une autre classe d’hommes qui fit de la tauromachie sa profession exclusive et la convertit en un art véritable.
Bientôt parut Francisco Romero, de Ronda, qui le premier tua le taureau face à face, d’une seule estocade, sans autres armes que l’épée et la muleta. A dater de cette époque, la passion des combats de taureaux éclata avec une violence inconnue, dédaigna toutes défenses, se fit nationale, et Ferdinand VII, plus tard, la sanctionna en fondant à Séville une école de tauromachie.
Telle est en résumé, monsieur, l’histoire des combats de taureaux ; vous savez leur origine et les modifications successives que leur ont fait subir les circonstances. Pour vous donner une idée de ce qu’ils sont aujourd’hui, je vais maintenant vous faire assister, autant qu’il sera en moi, à la plus belle corrida dont j’aie été témoin, c’est-à-dire à la dixième de la saison dernière. Le souvenir est récent, comme vous voyez, et mon récit sera bien maladroit s’il ne vous fait pas comprendre, excuser et même partager, jusqu’à un certain point, cette passion pour les taureaux qui possède les Espagnols, et peut-être plus encore les étrangers qui les visitent. »
Alexis de Valon : Revue des Deux Mondes, tome 14, 1846 (p. 63-84).
Datos
Le vicomte Marie Charles Ferdinand, dit Alexis de Valon est un archéologue, voyageur et écrivain français, né à Tulle en 1818 et mort à Saint-Priest-de-Gimel (Corrèze) en 1851.
Le vicomte de Valon meurt accidentellement par noyade en 1851, en tombant dans l’étang de Saint-Priest-de-Gimel, près de Tulle, où sa famille avait son château.
Francisco Montes Reina « El Paquiro », né à Chiclana de la Frontera (Province de Cadix) le 13 janvier 1805, mort à Chiclana de la Frontera le 4 avril 1851.
Disciple de Pedro Romero à l’École de tauromachie de Séville, « Paquiro » fut un grand innovateur de la corrida, notamment dans le maniement du capote. Il prend l’alternative à Madrid le 18 avril 1831, avec comme parrain Juan Jiménez « Morenillo ».
À partir de 1840, il entre en rivalité avec l’un des plus grands matadors de cette époque, « Cúchares ».
Il poussa à une importante rénovation de la corrida, lui appliquant un sentiment artistique et créateur, définissant clairement le but de chacun des intervenants. Il a été l’inspirateur du grand traité de tauromachie qui porte son nom, rédigé par le chroniqueur taurin Santos López Pelegrín, ainsi que des dispositions du premier Reglamento oficial dont les rédacteurs reprirent ses propres suggestions.
Il fut le premier à employer le terme frente por detrás pour désigner une passe de cape que Pepe Hillo avait décrite sous le nom d’Aragonesa. Il modifia aussi l’habit de lumières et imposa l’usage d’une nouvelle coiffe, depuis appelée en son honneur « montera ».
Il reçut de nombreuses cornadas qui, ajoutées à son penchant immodéré pour la boisson, diminuèrent progressivement ses facultés. Il se retire en 1847, puis redescend dans l’arène en 1850 afin de refaire une fortune largement entamée par de mauvaises affaires dans le négoce du vin. Mais le « Paquiro » de cette époque n’a plus grand rapport avec celui des premières années…
Patrice Quiot