L’aficionado absolu… (2)
«… En ce domaine mouvant, comme dans d’autres qui le captivaient également, par exemple l’éloquence et le débat politique, Popelin a pris résolument le parti de la pénétration contre le flou et la fascination. Fréquents étaient ses accès d’ironie, voire de réprobation, devant une lecture «poétique» ou intellectuelle de la corrida. Ses amis se souviennent avec quelle gourmandise il rapportait une confidence de Belmonte : le maestro avait une méthode simple pour se délivrer, en l’endormant, de la curiosité intempestive des écrivains et des journalistes ; il acquiesçait, imperturbable, à leurs supputations les plus saugrenues… La grande leçon de l’auteur du Taureau et son combat et de La Tauromachie est qu’il faut ici, comme ailleurs, aller à l’essentiel et ne pas se perdre dans le décor. Or l’essentiel est que le toreo est une architecture avant d’être un sentiment, une forme qui s’ordonne une fois que l’homme a saisi les données de base de cette matière antagonique que constitue le taureau par excellence, et une fois qu’il a transformé, par son tact clairvoyant, l’agressivité en complicité. On commence par résoudre les inconnues de l’animal, on réduit ses aspérités, et on finit par entraîner son adhésion au projet artistique. On comprend alors qu’il n’y ait pas un mouvement du taureau qui ne soit indice, pas un geste du torero qui ne doive être pensé. Sur ce point, les articles de Claude Popelin ne laissent rien dans l’ombre, et l’on oserait presque affirmer que le présent ouvrage, mieux qu’une encyclopédie, est une cosmogonie taurine, en ce sens qu’il décrit et fait jaillir au grand jour les fondements de la fête. Mais on imagine le sourire interrogateur que ce terme commode eût provoqué chez Claude… Dans une conception aussi classique de la tauromachie, l’éthique et l’esthétique se confondent: le torero ne domine l’adversaire qu’à la condition de s’être d’abord dominé lui-même, et d’avoir vaincu son instinct de fuite et sa volonté d’exclusion. La grandeur ici naît de la convergence. Toréer, c’est mettre le taureau en lumière, et non pas l’éteindre. La sérénité et l’élégance des gestes naîtront de la détermination que donnent la connaissance et le courage. Qu’il n’y ait pas d’équivoque : Pour Claude Popelin c’est l’art qui a le dernier mot ; un art qui repose sur une technique si bien assimilée que parfois son pouvoir se cache derrière une apparente facilité. Ainsi admire-t-il sans réserve, pour tout ce qu’elles impliquent de savoir et d’encouragement, la majesté d’Antonio Ordóñez et la grâce naturelle n’est pas un parachutiste. Le plus brave n’est pas celui qui saute. Braves en revanche sont les Sévillans qui considèrent avec cette impavidité une telle performance d’Antonio Bienvenida. Quand la maîtrise est le fruit d’une telle économie de l’expression, c’est que le toreo est parvenu à son degré suprême de raffinement en cultivant à son tour la litote. Au stade inférieur, mais toujours digne d’intérêt, se situe le travail consciencieux et efficace, dont on voit nettement les tenants et les aboutissants. Claude Popelin sourit avec scepticisme mais sans malignité, devant les délires suscités par les toreros magiques, pathétiques ou hiératiques. Cependant, sans une once de sectarisme, il relève volontiers chez les figuras qui ne sont pas du tout de sa chapelle les traits remarquables de leur personnalité, et leurs dons singuliers (qu’on lise à cet égard ce qu’il écrit de Manolete et même du Cordobés). La finesse des portraits de toreros que l’on trouvera ici, l’équilibre des notations font penser à un Saint-Simon qui aurait renoncé à toute volonté de nuire, et qui aurait à cœur de rendre hommage à quiconque a revêtu avec sincérité l’habit de lumières. Qu’il s’agisse d’ailleurs d’évoquer un de ces hommes, d’expliquer un terme technique ou de rappeler un point d’histoire, on est confronté aux mêmes qualités d’écriture : simplicité de la phrase, pertinence de l’expression, le tout conclu souvent par un paragraphe qui laisse posément s’épanouir l’émotion. Pédagogue hors pair (en d’autres circonstances, quelle recrue il eût été pour la Compagnie de Jésus !), Claude Popelin – tenu en aussi haute estime par l’aficion espagnole, représentée à ses côtés par sa vibrante épouse, notre amie Sat, a formé toute une génération d’aficionados français, aux temps où le rituel venu d’Andalousie acquérait ses lettres de noblesse dans notre pays. Pour tous les amateurs, la réédition de ce livre publié en 1970, enrichi des apports de notre confrère Yves Harté, qui met à jour, plus de vingt ans après, cet annuaire de l’art taurin, y intégrant figures et tendances des derniers temps, permet que le magistère serein de Claude Popelin continue de s’exercer ».
Préface de Jean Lacouture à «La Tauromachie».
Datos
Jean Lacouture (9/06/1921/16/07/2015).
« Au risque de heurter une certaine bien-pensance, on pourrait dire les choses aussi simplement : Jean Lacouture aimait l’art et la vie dans ce qu’ils ont de flamboyant et de fragile, et donc il aimait la tauromachie. Il resta fidèle jusqu’au bout à son afición, comme à tout ce qu’il admirait en dehors de sa passion pour l’histoire : l’opéra, une certaine qualité d’écriture, et le rugby. La corrida entra en lui aussi naturellement que les choses de l’enfance. Son père, éminent médecin, était le chirurgien des arènes de Bordeaux et sa mère – « une sainte femme », me confia-t-il un jour, avec cette pointe d’ironie et de tendresse qui lui était propre – était une grande aficionada. Ces cautions morales et parentales le débarrassèrent d’un coup de tout scrupule sur sa passion et il put en savourer sans réserve les relents héroïques. Les trois toreros qu’il vit pour la première fois à l’œuvre, dans les années 30, aux arènes du Bouscat, « exposant leur poitrine devant des bêtes redoutables », lui firent l’effet des Trois Mousquetaires. Par coïncidence, Hemingway, lui aussi conquis par ce qu’on lui racontait de Joselito et de son insolente maîtrise – qui ne l’avait d’ailleurs pas empêché d’être tué par un toro d’apparence médiocre – retrouvait à ce récit la fascination de ses lectures d’enfant et des aventures de d’Artagnan. Mais avec l’âge, Lacouture ne reste pas sur ce registre. Les matadors triomphants et dominateurs, tel Luis Miguel Dominguín, ou « batailleurs », tel le Cordobés, trouvent moins grâce à ses yeux que ceux dont la tauromachie est d’abord une entreprise de séduction. Antonio Ordóñez, dont les harmonies profondes se déploient selon les aléas de son entente avec l’animal, ou Santiago Martín El Viti, à la majesté « austère et janséniste » sont les saints de sa dévotion. La corrida est certes « la fête du courage », comme il est chanté dans Carmen, mais sa beauté n’est prenante qu’à la lisière de la catastrophe – ce qu’avait déjà superbement noté Michel Leiris. Et Lacouture de préciser : « L’émotion est d’abord esthétique, comme celle qu’on éprouve devant une belle statue, mais elle est à double composante. C’est un peu comme l’émotion qu’on éprouverait pour Praxitèle, si Praxitèle était suspendu à un fil au-dessus du Niagara. » Elle n’est pas si éloignée de celle que donne le chanteur d’opéra dont la prestation vocale s’exerce également à vif, à ses risques et périls, et est immédiatement sanctionnée, comme celle du torero, par l’ovation ou la bronca du public. Homme de gauche jusqu’à la moelle, Jean Lacouture n’a-t-il pas rougi de sacrifier à un art qui s’adresse plutôt à « ceux qui ont le goût de l’aristocratie, du geste rare, à ceux qui portaient l’épée autrefois » ? Non, se répond-il aussitôt, car « j’ai trop hanté les arènes d’Arles, de Mont-de-Marsan et de Dax pour savoir que s’y mêle un nombre égal de gens du peuple et de grands bourgeois. » C’est, en effet, ce public mêlé qui reste le juge souverain d’un spectacle né, dans sa version moderne, au Siècle des Lumières, dans lequel les hommes du commun sont devenus les protagonistes, en portant à leur tour l’épée et les galons dorés de la noblesse. Quant au fait que la corrida puisse paraître « trop étrangère aux mœurs du XXIe siècle par sa cruauté ou sa violence qui font partie de son caractère, de même que pour le rugby, et risquer d’être condamnée par de trop « vertueux » pouvoirs », Lacouture s’y résigne, tout en regrettant que cette beauté doive s’effacer devant cette morale. Dans ce cas, il lui restera les souvenirs et la littérature, pour autant que celle-ci en use avec mesure : « il faut écrire sec sur la tauromachie », assure-t-il. « C’est un sujet dramatique, tendu, passionnel, exigeant, à condition de ne pas tomber dans le coloris. » Oui, l’opéra où le chant n’est jamais si beau qu’aux approches de la mort ; le geste immédiat du torero, pour parer avec élégance et quiétude aux menaces du fauve ; la réussite – qui fut la sienne – de l’écrivain trouvant d’instinct les mots ajustés à son sujet ; l’espace que découvre soudain le trois quart aile pour aller planter son ballon sur la ligne d’essai… Tout cela se résumait pour ce cadet de Gascogne en un seul terme qu’il savourait comme personne et qu’il sut nous faire goûter par sa plume : le panache. »
François Zumbiehl (ArtPress/28 juillet 2015)
