« A M. le Directeur de la Revue des Deux Mondes,

Depuis que je suis revenu d’Espagne, il ne s’est point passé, je crois, un seul jour, sans que l’on m’ait adressé les deux questions suivantes Comment trouvez-vous la reine, et que pensez-vous des combats de taureaux ? J’en ai dû conclure, monsieur, que, la reine à part, les combats de taureaux étaient, de toutes les curiosités péninsulaires, une de celles qui paraissaient à Paris les plus piquantes, et il m’est prouvé que les récits pleins de verve de MM. Mérimée et Th. Gautier, sans parler des narrations moins véridiques datées récemment de Pampelune, ont excité l’intérêt plus qu’ils ne l’ont épuisé.

Permettez-moi d’abord une courte introduction. Il me paraît curieux, avant de décrire l’état présent de la tauromachie en Espagne, de raconter son origine et les modifications successives qui ont fait d’un amusement périlleux un art véritable (el arte de torear), art qui a, comme la chorégraphie ou l’escrime, ses lois, ses principes et son code. Je donnerai peut-être quelque intérêt à ces recherches en ajoutant que je les extrais en partie d’un livre écrit par le célèbre Francisco Montes lui-même, dont personne en France, que je sache, n’a encore apprécié ni même révélé le talent littéraire.

De l’avis du premier matador de ce siècle, – et cette opinion seule donnera de l’homme une idée nouvelle, – il faut faire remonter l’origine des combats de taureaux au temps de la domination romaine, et même fort au-delà. Le spectacle adoré des Romains était, comme on le sait, les luttes des hommes contre des bêtes féroces, et les ruines imposantes des amphithéâtres de Tolède, de Mérida, prouvent que nulle part au monde ils ne célébraient avec plus de pompe qu’en Espagne ces fêtes « barbares et cruelles (crueles y barbaros) ; » ainsi les juge Montes, et je le remarque à dessein.

Il est certain toutefois que les taureaux ne paraissaient jamais, ou presque jamais, dans les cirques ; les lutteurs avaient affaire le plus souvent à des lions ou à des tigres, et les spectacles sanglants du peuple-roi donnèrent au peuple espagnol le goût des combats dans les arènes, sans fonder cependant la tauromachie, dont l’idée première, bien autrement ancienne, doit être attribuée, si nous en croyons notre auteur, au père Adam lui-même. En effet, quand l’homme, nouvellement créé, errait dans les espaces dont Dieu le faisait roi, il sentit la nécessité de vaincre et de s’approprier les animaux qui vaguaient avec lui dans ces solitudes. Un de ses premiers soins fut sans doute de courber sous le joug le taureau, dont la force lui était nécessaire, dont la chair lui était agréable, et dont la femelle lui donnait un lait savoureux. Pour le dompter, il appela toute son intelligence à son aide, il opposa l’adresse à la force brutale ; de là naquit la tauromachie, et les fils d’Adam furent les premiers toreros.

Je ne m’attarderai pas davantage, avec Montes, dans les siècles antédiluviens ; j’ai voulu seulement faire sentir le ton emphatique qui distingue les premières pages de ce singulier livre, et je m’arrête, sachant fort bien qu’il faut être un grand matador pour se permettre en littérature des libertés pareilles. Je ne voudrais cependant pas que cette critique donnât de la tauromaquia une idée trop défavorable. Cet ouvrage, en définitive, est amusant ; il est bien coordonné et, autant que j’en puisse juger, bien écrit. La partie technique est claire, simple, et l’on doit pardonner la solennité du début à un auteur épris à si juste titre de la grandeur de son art.

Si nous passons le déluge et même l’époque de la domination romaine, nous arrivons, comme il est naturel en Espagne, au Cid. L’opinion générale veut, en effet, que le célèbre Ruy ou Rodrigo-Díaz del Vivar, nommé le Cid, soit le premier qui ait combattu les taureaux à cheval.

Cette action, inspirée par la valeur extraordinaire d’un héros bizarre, donna naissance à un spectacle nouveau qui fut établi définitivement depuis cette époque, et que rendit bientôt célèbre la renommée du Cid et des chevaliers qui l’imitèrent. Ces combats, qui furent pendant longtemps un privilège de la noblesse, devinrent l’accompagnement indispensable de toutes les solennités publiques. Des bardes chantèrent les exploits des lutteurs, et les bibliophiles paieraient aujourd’hui son poids d’or un petit poème où fut célébrée, en 1124, la fameuse course de taureaux qui eut lieu à l’occasion du mariage d’Alphonse VII avec Berenguela la Chica, fille du comte de Barcelone.

Ce spectacle, jusqu’alors exclusivement espagnol, fut importé en Italie au commencement du XIVe siècle ; mais on dut bien vite le défendre, car, soit fatalité, soit maladresse ou manque d’habitude des combattants, les taureaux sortaient presque toujours vainqueurs de la lutte.

Ainsi, dans la seule année 1332, dix-neuf seigneurs romains périrent dans le cirque, assurent les chroniques, qui, cela va sans dire, ne s’inquiètent pas du nombre des vilains qui furent éventrés autour d’eux. Il est à remarquer qu’en Espagne, où les taureaux sont d’une bravoure et d’une vigueur incomparables, de pareils accidents n’arrivent qu’à de longs intervalles, « tant sont grandes, conclut l’auteur, l’adresse et la valeur espagnoles ! »

On maintint donc les combats de taureaux avec une passion croissante, et sous le règne de Jean II la galanterie chevaleresque, à son apogée, donna un nouveau stimulant à la tauromachie. Ce genre de tournoi fut adopté par les chevaliers espagnols, et, au lieu de rompre une lance en champ clos contre un rival bardé de fer, ce fut la mode en Espagne de disputer de témérité dans la place, et d’aller, en habit de soie, affronter la fureur d’un taureau sauvage, pour un sourire de sa dame. Cette mode existait encore au XVIe siècle, car j’ai lu je ne sais où que Fernand Cortez, alors adolescent (sans doute vers 1500), assistant un jour à un combat très meurtrier où un taureau terrible décousait tous les combattants les uns après les autres, une dame, qui avait sans doute des droits sur le cœur du futur conquérant du Mexique, lança son bouquet sous les pieds de l’animal en fureur. La mort était presque certaine ; Cortez, sur un signe qui lui fut fait, n’en sauta pas moins bravement la barrière, ramassa le bouquet sous les cornes du monstre, et vint le jeter à la figure de la dame, lui exprimant ainsi tout à la fois son obéissance comme chevalier et son indignation comme amant.

Les souverains, en daignant prendre part eux-mêmes à ces joutes, firent pour elles plus encore que les sourires des dames ; mais ce qui acheva de les mettre tout-à-fait en honneur, ce fut la rivalité qui s’éleva entre les chevaliers espagnols et les seigneurs mores, dont plusieurs, tels que Malique Alabez et Muza y Gazul, sont restés célèbres dans les annales de la tauromachie.

Isabelle-la-Catholique arrêta cet élan. Elle n’aimait pas les taureaux, comme on dit en Espagne. Après avoir assisté avec horreur à une de ces fêtes déjà si populaires, elle annonça l’intention de les défendre dans tout le royaume. Cette menace mit en deuil la jeune noblesse ; on conjura la reine, on la fit supplier de toutes les manières : elle fut inflexible ; enfin, on promit d’envelopper de bourrelets de cuir les cornes des taureaux.

Grace à cet expédient, qui devait rendre beaucoup plus rares les blessures graves, l’Espagne conserva son spectacle favori ; on combattit quelque temps des taureaux embolados ; puis, la reine oubliant ou faisant semblant d’oublier ses défenses, on supprima les bourrelets et l’on rendit à ces combats leurs chances meurtrières, c’est-à-dire leur plus grand intérêt. A la longue cependant, l’aversion secrète de la reine, que plus d’un courtisan feignait de partager, eût été fatale à la tauromachie, et il était urgent qu’un protecteur puissant vînt lui rendre sa splendeur première.

Charles-Quint fut cet homme.

Disons-le à l’éternel honneur des amateurs de taureaux, Charles-Quint fut le type parfait de l’aficionado. Non-seulement il encouragea sans cesse par sa présence, par ses conseils, par ses applaudissements, ce spectacle viril, mais souvent il parut en personne dans l’arène, et, maître d’un empire « ou le soleil ne se couchait jamais, » il rêva et il conquit la gloire d’un vaillant torero. Et ce ne fut pas seulement un caprice de jeunesse, il conserva tard ce goût et ces habitudes.

L’histoire raconte qu’à la naissance de son fils Philippe II (il avait 27 ans alors), il tua, sur la place de Valladolid, un superbe taureau de Ronda. A dater de cette époque, une quantité de héros célèbres voulurent, à son imitation, se faire une réputation dans la place, et les annales tauromachiques ont enregistré fastueusement les noms de Pizarre, presque aussi fameux par ses estocades que par la conquête du Pérou, du roi don Sébastien de Portugal, et de Ramirez de Haro, le plus habile de tous. La thébaïde qui entoure les murs sombres de l’Escurial plaisait plus que les réjouissances publiques au morose Philippe II : il ne songea guère au cirque de Madrid ; mais Philippe III le fit rebâtir, et Philippe IV y combattit lui-même. Sous son malheureux règne, on imprima les premières règles de la tauromachie. A en juger par ce petit code, qui nous est resté, les courses de cette époque ne ressemblaient nullement à celles de la nôtre. On combattait les taureaux à cheval et à la lance ; c’était la seule méthode que pussent suivre les seigneurs qui descendaient dans le cirque par bravade ou par plaisir, sans vouloir faire de ce divertissement une étude exclusive.

Pour recevoir sur un bon cheval et la lance au poing la charge d’un taureau, il suffit d’avoir beaucoup de courage et de vigueur, tandis que pour attaquer de front, à pied, comme font les toreros actuels, et l’épée à la main, un animal qui attend et qui observe son agresseur, il faut plus que de la force, plus que du sang-froid : il faut de la science, une science difficile, comme je le dirai bientôt, et une habitude que donnent seules une pratique constante et des blessures nombreuses.

Au reste, déjà sous Philippe IV, les règles étaient inexorables. Tout cavalier renversé devait continuer la lutte seul, sans être secouru ; et, s’il sortait du cirque avant d’avoir tué le taureau, il se perdait de réputation. Quand sa lance était rompue, mais seulement alors, il pouvait se servir d’un glaive, et Quevedo raconte qu’en pareille circonstance, don Menrique de Lara renouvela l’exploit de Pépin-le-Bref en abattant d’un seul coup la tête du taureau. Je ne sais si vous êtes de mon avis, mais je suis tenté de croire que Pépin pas plus que don Menrique n’ont fait pareille chose, bien que l’on m’ait assuré en Orient que le cou d’un buffle se partageait aussi facilement qu’une pomme, pourvu que la main fût exercée et le damas d’une certaine trempe. Si périlleuse que puisse vous paraître la situation d’un seigneur de la cour de Philippe IV, qui, renversé de cheval et seul dans le cirque, était contraint de tuer le taureau sans autre secours que son glaive, elle n’est rien en comparaison de celle du matador moderne au moment où retentit la fanfare suprême ; car le seigneur frappait où il pouvait, par derrière, par côté, dans les flancs, dans le cœur ; il se débarrassait comme il l’entendait de son ennemi, et cela serait un jeu puéril pour le lidiador actuel, qui, je vous le répète, doit attaquer de front, frapper en face, à une place donnée, en passant le bras entre les deux cornes.

Le même Quevedo rend compte d’un combat fameux qui eut lieu à la fin du XVIIe siècle, à Saragosse, en présence de don Juan d’Autriche. Là se distinguèrent le marquis de Mondejar et le duc de Medina-Sidonia, lesquels, dit l’histoire, étaient de si rudes jouteurs, qu’ils ne s’inquiétaient nullement que leur cheval fût sanglé, attendu que les meilleures sangles, assuraient-ils, sont les jambes du cavalier ; autre fait qui me donne à penser que ce Quevedo est un mauvais plaisant qui n’était jamais monté à cheval de sa vie. Le combat de Saragosse fut un des derniers de ce genre ; Philippe V prit en une telle aversion les courses de taureaux, que l’église, pour lui plaire, les prohiba, refusa la sépulture chrétienne aux victimes du cirque, et la noblesse, un instant atterrée, renonça à son divertissement favori.

Le peuple, lui, n’y renonça pas ; il tint bon, et les courses survécurent malgré la colère royale. Seulement elles changèrent de caractère. La noblesse, en abandonnant son privilège, laissa le champ libre à une autre classe d’hommes qui fit de la tauromachie sa profession exclusive et la convertit en un art véritable.

Bientôt parut Francisco Romero, de Ronda, qui le premier tua le taureau face à face, d’une seule estocade, sans autres armes que l’épée et la muleta. A dater de cette époque, la passion des combats de taureaux éclata avec une violence inconnue, dédaigna toutes défenses, se fit nationale, et Ferdinand VII, plus tard, la sanctionna en fondant à Séville une école de tauromachie.

Telle est en résumé, monsieur, l’histoire des combats de taureaux ; vous savez leur origine et les modifications successives que leur ont fait subir les circonstances. Pour vous donner une idée de ce qu’ils sont aujourd’hui, je vais maintenant vous faire assister, autant qu’il sera en moi, à la plus belle corrida dont j’aie été témoin, c’est-à-dire à la dixième de la saison dernière. Le souvenir est récent, comme vous voyez, et mon récit sera bien maladroit s’il ne vous fait pas comprendre, excuser et même partager, jusqu’à un certain point, cette passion pour les taureaux qui possède les Espagnols, et peut-être plus encore les étrangers qui les visitent. »

Alexis de Valon : Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 14, 1846 (p. 63-84).

Datos :

Le vicomte Marie Charles Ferdinand, dit Alexis de Valon est un archéologue, voyageur et écrivain français, né à Tulle en 1818 et mort à Saint-Priest-de-Gimel (Corrèze) en 1851.

Le vicomte de Valon meurt accidentellement par noyade en 1851, en tombant dans l’étang de Saint-Priest-de-Gimel, près de Tulle, où sa famille avait son château.         

Œuvres :         

« Une année dans le Levant », Paris, J. Labitte, 1846, (La Sicile sous Ferdinand II et la Grèce sous Othon Ier ; II. La Turquie sous Abdul-Medjid)         

« Nouvelles et chroniques » : Aline Dubois ; Le Châle vert ; Catalina de Erauso ; François de Civille, Paris, 1851.         

« Nos aventures pendant les journées de février », récit publié par Alexandre de Laborde, Paris, 1910.

Francisco Montes Reina  « El Paquiro »

Né à Chiclana de la Frontera (Province de Cadix) le 13 janvier 1805, mort à Chiclana de la Frontera le 4 avril 1851.

Disciple de Pedro Romero à l’École de tauromachie de Séville, « Paquiro » fut un grand innovateur de la corrida, notamment dans le maniement du capote. Il prend l’alternative à Madrid le 18 avril 1831, avec comme parrain Juan Jiménez « Morenillo ».

À partir de 1840, il entre en rivalité avec l’un des plus grands matadors de cette époque, « Cúchares ».

Il poussa à une importante rénovation de la corrida, lui appliquant un sentiment artistique et créateur, définissant clairement le but de chacun des intervenants. « Il a été l’inspirateur du grand traité de tauromachie qui porte son nom, rédigé par le chroniqueur taurin Santos López Pelegrín, ainsi que des dispositions du premier Reglamento oficial  dont les rédacteurs reprirent ses propres suggestions. »   Il fut le premier à employer le terme frente por detrás pour désigner une passe de cape que Pepe Hillo avait décrite sous le nom d’Aragonesa. Il modifia aussi l’habit de lumières et imposa l’usage d’une nouvelle coiffe, depuis appelée en son honneur « montera ».

Il reçut de nombreuses cornadas qui, ajoutées à son penchant immodéré pour la boisson, diminuèrent progressivement ses facultés. Il se retire en 1847, puis redescend dans l’arène en 1850 afin de refaire une fortune largement entamée par de mauvaises affaires dans le négoce du vin. Mais le « Paquiro » de cette époque n’a plus grand rapport avec celui des premières années.

Patrice Quiot