A Madrid, don Andrés de Salcedo doit bientôt épouser doña Feliciana de los Ríos, mais, à la plaza de toros, il croise le regard de Militona, une jeune Manola.

Ce qui déplaît fortement à Juancho le torero…  

« … Pendant que le public envahissait tumultueusement la place, et que le vaste entonnoir des gradins se noircissait d’une foule de plus en plus compacte, les toreros arrivaient les uns après les autres par une porte de derrière dans l’endroit qui leur sert de foyer, et où ils attendent l’heure de la funcion.

C’est une grande salle blanchie à la chaux, d’un aspect triste et nu. Quelques petites bougies y font trembloter leurs étoiles d’un jaune fade devant une image enfumée de Notre-Dame suspendue à la muraille ; car, ainsi que tous les gens exposés par état à des périls de mort, les toreros sont dévots, ou tout au moins superstitieux ; chacun possède une amulette, à laquelle il a pleine confiance ; certains présages les abattent ou les enhardissent ; ils savent, disent-ils, les courses qui leur seront funestes. Un cierge offert et brûlé à propos peut cependant corriger le sort et prévenir le péril. Il y en avait bien, ce jour-là, une douzaine d’allumés, ce qui prouvait la justesse de la remarque de don Andrés sur la force et la férocité des taureaux de Gavira qu’il avait vus la veille à l’Arroyo, et dont il décrivait avec tant d’enthousiasme les qualités à sa fiancée Feliciana, médiocre appréciatrice de semblables mérites.

Il vint à peu près une douzaine de toreros, chulos, banderilleros, espadas, embossés dans leurs capes de percaline glacée. Tous, en passant devant la madone, firent une inclinaison de tête plus ou moins accentuée. Ce devoir accompli, ils allèrent prendre sur une table la copa de fuego, petite coupe à manche de bois et remplie de charbon, posée là pour la plus grande commodité des fumeurs de cigarettes et de puros, et se mirent à pousser des bouffées en se promenant ou campés sur les bancs de bois le long du mur.

Un seul passa devant le tableau révéré sans lui accorder cette marque de respect, et s’assit à l’écart en croisant l’une sur l’autre des jambes nerveuses que le luisant du bas de soie aurait pu faire croire de marbre. Son pouce et son index, jaunes comme de l’or, sortaient par le hiatus de son manteau, tenant serré un reste de papelito aux trois quarts consumé. Le feu s’approchait de l’épiderme de manière à brûler des doigts plus délicats ; mais le torero n’y faisait pas attention, occupé qu’il paraissait d’une pensée absorbante.

C’était un homme de vingt-cinq à vingt-huit ans. Son teint basané, ses yeux de jais, ses cheveux crépus démontraient son origine andalouse. Il devait être de Séville, cette prunelle noire de la terre, cette patrie naturelle des vaillants garçons, des bien plantés, des bien campés, des gratteurs de guitare, des dompteurs de chevaux, des piqueurs de taureaux, des joueurs de navaja, de ceux du bras de fer et de la main irritée.

Il eût été difficile de voir un corps plus robuste et des membres mieux découplés. Sa force s’arrêtait juste au point où elle serait devenue de la pesanteur. Il était aussi bien taillé pour la lutte que pour la course, et, si l’on pouvait supposer à la nature l’intention expresse de faire des toreros, elle n’avait jamais aussi bien réussi qu’en modelant cet Hercule aux proportions déliées.

Par son manteau entrebâillé, on voyait pétiller dans l’ombre quelques paillettes de sa veste incarnat et argent, et le chaton de la sortija qui retenait les bouts de sa cravate ; la pierre de cet anneau était d’une assez grande valeur, et montrait, comme tout le reste du costume, que le possesseur appartenait à l’aristocratie de sa profession. Son mono de rubans neufs, lié à la petite mèche de cheveux réservée exprès, s’épanouissait derrière sa nuque en touffe opulente ; sa montera, du plus beau noir, disparaissait sous des agréments de soie de même couleur, et se nouait sous son menton par des jugulaires qui n’avaient jamais servi ; ses escarpins, d’une petitesse extraordinaire, auraient fait honneur au plus habile cordonnier de Paris, et eussent pu servir de chaussons à une danseuse de l’Opéra.

Cependant Juancho, tel était son nom, n’avait pas l’air ouvert et franc qui convient à un beau garçon bien habillé et qui va tout à l’heure se faire applaudir par les femmes : l’appréhension de la lutte prochaine troublait-elle sa sérénité ? Les périls que courent les combattants dans l’arène, et qui sont beaucoup moins grands qu’on ne pense, ne devaient avoir rien de bien inquiétant pour un gaillard découplé comme Juancho. Avait-il vu en rêve un taureau infernal portant sur des cornes d’acier rougi un matador embroché ?

Rien de tout cela ! Telle était l’attitude habituelle de Juancho, surtout depuis un an ; et sans qu’il fût précisément en état d’hostilité avec ses camarades, il n’existait pas entre eux et lui cette familiarité insouciante et joviale de gens qui courent ensemble les mêmes chances ; il ne repoussait pas les avances, mais il n’en faisait aucune, et, quoique Andalou, il était volontiers taciturne. Cependant, quelquefois, il semblait vouloir se dérober à sa mélancolie, et se livrait aux élans désordonnés d’une joie factice. Il buvait outre mesure, lui si sobre ordinairement, faisait du vacarme dans les cabarets, dansait des cachuchas endiablées, et finissait par des querelles absurdes où le couteau ne tardait pas à briller ; puis, l’accès passé, il retombait dans sa taciturnité et dans sa rêverie.

Diverses conversations se tenaient simultanément parmi les groupes : on parlait d’amour, de politique et surtout de taureaux.

« Que pense Votre Grâce, disait, avec ces belles formules cérémonieuses de la langue espagnole, un torero à un autre, du taureau noir de Mazpule ? A-t-il la vue basse, comme le prétend Arjona ?

– Il est myope d’un œil et presbyte de l’autre ; il ne faut pas s’y fier.

– Et le taureau de Lizaso, vous savez, celui de couleur pie, de quel côté pensez-vous qu’il donne le coup de corne ?

– Je ne saurais le dire, je ne l’ai pas vu à l’œuvre ; quel est votre avis, Juancho ?

Du côté droit, répondit celui-ci comme réveillé d’un rêve et sans jeter les yeux sur le jeune homme arrêté devant lui.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il remue incessamment l’oreille droite, ce qui est un signe presque infaillible. »

Cela dit, Juancho porta à ses lèvres le reste de son papelito, qui s’évanouit en une pincée de cendres blanches.

L’heure fixée pour l’ouverture de la course approchait ; tous les toreros, à l’exception de Juancho, s’étaient levés ; la conversation languissait et l’on entendait les coups sourds de la lance des picadores s’exerçant contre le mur dans une cour intérieure, pour se faire la main et étudier leurs chevaux. Ceux qui n’avaient pas fini leurs cigarettes les jetèrent ; les chulos arrangèrent avec coquetterie sur leur avant-bras les plis de leurs capes de couleurs éclatantes et se mirent en rang. Le silence régnait, car c’est un moment toujours un peu solennel que celui de l’entrée dans la place, et qui rend les plus rieurs pensifs.

Juancho se leva enfin, jeta son manteau qui s’affaissa sur le banc, prit son épée et sa muleta, et alla se mêler au groupe bigarré.

Tout nuage s’était envolé de son front. Ses yeux brillaient, sa narine dilatée aspirait l’air fortement. Une singulière expression d’audace animait ses traits ennoblis. Il se carrait et cambrait comme pour se préparer à la lutte. Son talon s’appuyait énergiquement à terre, et, sous les mailles de soie, les nerfs de son cou-de-pied tressaillaient comme les cordes au manche d’une guitare. Il faisait jouer ses ressorts, et s’en assurait au moment de s’en servir, ainsi qu’un soldat fait jouer avant la bataille son épée dans le fourreau.

C’était vraiment un admirable garçon que Juancho, et son costume faisait merveilleusement ressortir ses avantages : une large faja de soie rouge sanglait sa taille fine ; les broderies d’argent qui ruisselaient le long de sa veste formaient au collet, aux manches, aux poches, aux parements, comme des endroits stagnants où l’arabesque redoublait ses complications et s’épaississait de façon à faire disparaître l’étoffe. Ce n’était plus une veste incarnadine brodée d’argent, mais une veste d’argent brodée d’incarnadin. Aux épaules papillotaient tant de torsades, de globules de filigrane, de nœuds et d’ornements de toute sorte, que les bras semblaient jaillir de deux couronnes défoncées. La culotte de satin, enjolivée de soutaches et de paillons sur les coutures, pressait, sans les gêner, des muscles de fer et des formes d’une élégance robuste. Ce costume était le chef-d’œuvre de Zapata de Grenade, Zapata, ce Cardillac des habits de majo, qui pleure toutes les fois qu’il vous rapporte un habit, et vous offre pour le ravoir plus d’argent qu’il ne vous en a demandé pour le faire. Les connaisseurs ne croyaient pas l’estimer trop cher au prix de dix mille réaux. Porté par Juancho, il en valait vingt mille !

La dernière fanfare avait résonné ; l’arène était vide de chiens et de muchachos. C’était le moment. Les picadores, rabaissant sur l’œil droit de leur monture le mouchoir qui doit les empêcher de voir arriver le taureau, se joignaient au cortège, et la troupe déboucha en bon ordre dans la place.

Un murmure d’admiration accueillit Juancho quand il vint s’agenouiller devant la loge de la reine ; il plia le genou de si bonne grâce, d’un air à la fois si humble et si fier, et se releva si moelleusement, sans effort ni saccade, que les vieux aficionados eux-mêmes dirent : « Ni Pepe Hillo, ni Romero, ni José Candido, ne s’en fussent mieux acquittés. »

L’alguazil à cheval, en costume noir de familier de la Sainte-Hermandad, alla, selon la coutume, au milieu des huées générales, porter la clef du toril au garçon de service, et, cette formalité accomplie, se sauva au plus grand galop qu’il put, chancelant sur sa selle, perdant les étriers, embrassant le col de sa monture, et donnant à la populace cette comédie de l’effroi, toujours si amusante pour les spectateurs à l’abri de tout danger.

Andrés, tout heureux de la rencontre qu’il avait faite, n’accordait pas grande attention aux préliminaires de la course, et le taureau avait déjà éventré un cheval sans qu’il eût jeté un seul regard au cirque.

Il contemplait la jeune fille placée à côté de lui avec une fixité qui l’eût gênée sans doute si elle s’en fût aperçue. Elle lui sembla plus charmante encore que la première fois. Le travail d’idéalisation, qui se mêle toujours au souvenir et fait souvent éprouver des déceptions quand on se retrouve en présence de l’objet rêvé, n’avait rien pu ajouter à la beauté de l’inconnue ; il faut avouer aussi que jamais type plus parfait de la femme espagnole ne s’était assis sur les gradins de granit bleu du cirque de Madrid.

Le jeune homme, en extase, admirait ce profil si nettement découpé, ce nez mince et fier aux narines roses comme l’intérieur d’un coquillage, ces tempes pleines où, sous un léger ton d’ambre, se croisait un imperceptible lacis de veines bleues ; cette bouche fraîche comme une fleur, savoureuse comme un fruit, entrouverte par un demi-sourire et illuminée par un éclair de nacre, et surtout ces yeux d’où le regard pressé par deux épaisses franges de cils noirs jaillissait en irrésistibles effluves. »

A suivre…

Patrice Quiot