Que le pouvoir divin soit transmis par induction du vêtement sur un nourrisson ou par « paiement différé » sur le porteur d’un fragment saint, il agit bien selon un procédé métonymique comparable à celui des reliques. Cependant, l’action de ces objets implique la croyance plus ou moins consciente en un corps vivant de la déesse, croyance que suggère la fascination qu’exerce l’image aussi bien lors de sa translation que lors de la procession du lundi de la Pentecôte. Les vivats lancés à la Vierge sont ceux qu’on adresse à une femme attirante : on célèbre sa beauté, on lui promet un amour éternel, on chante la cruauté du retour. Nous avons également relevé cette anthropomorphisation de l’image dans les énoncés des fidèles : lorsque j’ai demandé à un garçon d’Almonte à quel moment de la messe nocturne du dimanche devait avoir lieu le rapt de la Vierge, il m’a répondu en souriant que ses porteurs voyaient le visage de leur déesse rougir de désir et décidaient alors de s’emparer d’elle. Cependant, il est clair que le vêtement de la Vierge, métonymie de l’image, se distingue de cette dernière : seules les chambrières ont l’autorisation de toucher le « corps » de la Vierge, tandis qu’un sacristain (surveillé tout de même par deux membres de la confrérie) ne peut distribuer les bienfaits de son linge que dans une chapelle latérale.  

Il est clair que le pouvoir de ces supports matériels leur vient de leur proximité avec l’image. À l’opposé, les objets saints manipulés par les confréries sont entreposés dans les contrées lointaines d’où viennent les pèlerins avec lesquels ils voyagent. Insignes, bâtons de commandement, bannières… Les objets d’identification de la confrérie sont multiples : il serait trop long d’en dresser un catalogue et d’en étudier l’efficacité. Cependant, un objet central retiendra notre intérêt. Et, contrairement au vêtement de la Vierge, il se caractérise par son éloignement de l’image puisqu’il appartient à une confrérie.  

En effet, le règne de la Virgen del Rocío s’étend bien au-delà de son sanctuaire. Ses confréries sont disséminées dans toute l’Andalousie et aujourd’hui dans toute l’Espagne. Elles sont administrées selon un système de charges dont la principale est celle d’hermano mayor (« frère majeur ») dont l’occupant change chaque année car elle implique des dépenses festives importantes et proportionnelles au prestige qu’elle apporte. Nous avons vu que les confréries sont ordonnées en hiérarchie selon leur ancienneté, à l’instar des familles de la noblesse. Nous savons que la confrérie d’Almonte, soit la « confrérie matrice », est hors hiérarchie et joue un rôle prééminent dans le culte de la Vierge. En effet, c’est sur son territoire, il y a huit siècles, que fut découverte l’image miraculeuse de la Virgen del Rocío, et l’un de ses habitants fit en 1587 une importante donation dont la municipalité fut récipiendaire, prenant ainsi un rôle d’organisatrice des rituels.  

Chaque confrérie voyage de sa localité au sanctuaire le temps nécessaire pour arriver le vendredi qui précède le dimanche de la Pentecôte, journée centrale du culte. Le camino, le « chemin » comme on désigne couramment le voyage, est très lent et festif : on s’arrête souvent pour boire, chanter et danser des sevillanas rocieras. Les pèlerins sont à pied, à cheval et plus récemment en tracteur. Ils dorment à la belle étoile ou dans des carretas, des chars à bœufs couverts de bâches évoquant ceux de la ruée vers l’or. Hacer el camino (« faire le chemin ») est un art : pendant plusieurs jours, il faut à la fois prier, faire la fête et vivre dans l’allégresse une vie nomade sans confort. On dort peu dans cette ambiance orgiaque où les prières chantées à la Vierge alternent avec des bacchanales carnavalesques.  

Le cortège des chars de chaque confrérie est ordonné derrière l’un d’entre eux dont on voit vite qu’il joue un rôle central : c’est celui qui porte un trône en argent (parfois en bois) dont le décor somptueusement rococo tranche remarquablement avec la rusticité des bœufs qui le traînent. Placé en tête de la caravane, il est conduit par un spécialiste fort respecté qui parle aux bœufs tout au long du voyage. Ce trône se présente comme un baldaquin à quatre colonnes et un dais en argent. Il renferme ce que la confrérie a de plus précieux : son étendard, appelé simpecado, qui porte l’image de la Vierge. Celle-ci est peinte sur un médaillon ou brodée en fils précieux dans un décor en argent.  

Le terme simpecado (« sans péché ») fait référence au dogme de l’Immaculée Conception reconnue en Andalousie bien avant sa promulgation par l’Église en 1854. Les simpecados des confréries sont souvent fort anciens et sont parfois remplacés. Ainsi la confrérie de Villamanrique de la Condesa, la première dans la hiérarchie d’ancienneté, est fière d’en compter deux : l’un date du XVe siècle et demeure dans une chapelle, tandis que l’autre, fabriqué en 1766, fait le voyage. Dans les locaux de chacune des confréries, aux quatre coins d’Espagne, le simpecado reçoit toute l’année, dans une chapelle qui lui est consacrée, les hommages des futurs pèlerins. Pendant le voyage à Rocío, c’est le simpecado qu’on prie le soir à la tombée de la nuit, c’est pour lui qu’on chante et qu’on danse, et l’on frotte son foulard à l’argent de son trône pour reprendre des forces sur le chemin. Pour obtenir une faveur de la Vierge, le pèlerin peut offrir une « promesse » au simpecado de sa confrérie. Elle consiste le plus souvent à « faire le chemin » pieds nus, dans un total dénuement. À l’arrière du trône du simpecado, la barra de promesas est prévue à cet effet : cette « barre des promesses » sert d’appui à certains pèlerins, souvent des femmes âgées, qui peuvent ainsi faire le voyage à pied en tenant le trône de l’idole dans la main, dans la poussière soulevée par les bœufs.  

Le trône qui abrite le simpecado se présente comme une chapelle portative en argent à quatre colonnes. Sur le dais, juste au-dessus du simpecado, un bas-relief d’argent figure une colombe d’où partent des rayons. On pense évidemment au Saint Esprit dont on sait qu’il féconda Marie, engendrant ainsi Jésus. Or le nom le plus courant qui est donné à la Virgen del Rocío est Blanca Paloma (Blanche Colombe), allusion probable au Saint Esprit qui est fêté le lundi de la Pentecôte, jour central du pèlerinage annuel. La colombe qui surplombe le simpecado a ainsi une définition ambiguë. Évoque-t-elle la Blanca Paloma, se présentant ainsi comme un double du simpecado qui lui-même apparaît comme un double de la Vierge ? Ou bien fait-elle référence à l’Esprit Saint placé dans le trône au-dessus du simpecado ? La Vierge, figurée par le simpecado de la confrérie, partagerait ainsi avec le Saint Esprit, figuré par une colombe volant au-dessus d’elle, une couche fort comparable à celles des pèlerins qui suivent dans les chars du cortège : une sorte de lit à baldaquin, tel qu’il est présenté dans de nombreuses Annonciations de la Renaissance, ici en argent et tiré par des bœufs. Le simpecado en tant qu’étendard peut être considéré comme une Vierge relativement abstraite même si une image de la divinité y est brodée. Mais, grâce au lit à baldaquin, les pèlerins se permettent un traitement plus concret de ce corps absent qu’ils logent avec le géniteur de Jésus-Christ. Cette substitution qui échappe au contrôle du clergé, même si elle est pleinement autorisée, permet un traitement plus « païen » de l’image de la Vierge. Le soir à la lumière des étoiles et d’un feu de bois, on chante, on boit, on danse autour du trône aux allures totémiques et les péchés de chair qui sont alors commis dans la pinède ne perturbent en rien la dévotion à l’étendard virginal placé sous la colombe de l’Esprit Saint.

  Les simpecados des confréries apparaissent bien comme des substituts de la Vierge et, à travers ces étendards, celle-ci est présente dans toute l’Espagne. En effet, dans chacune des confréries qui font chaque année le pèlerinage, il existe bien une charge de chambrière : quelle mission a-t-elle si ce n’est d’habiller la Vierge logée dans le trône d’argent sous forme d’étendard ? On peut se demander d’où vient le pouvoir exorbitant de symbolisation de ces simpecados, simples morceaux de toile sur lesquels l’image de la Vierge est peinte ou brodée. On a vu le traitement et la dévotion qui leur sont réservés. Cependant, un rituel semble privilégié dans l’activation de leur efficacité symbolique.  

Les confréries arrivent au sanctuaire des quatre coins d’Espagne le vendredi précédant le dimanche de la Pentecôte. Le lendemain, elles défilent l’une derrière l’autre suivant leur ordre hiérarchique derrière leurs simpecados tirés par des bœufs et vont saluer la « confrérie matrice » d’Almonte dont les membres, somptueusement vêtus en flamenco, se tiennent avec solennité sur le seuil du sanctuaire. La disposition des confrères d’Almonte, tenant les bâtons de leurs charges, ainsi que leurs discours d’autorité, tranchent avec l’humilité des membres des autres confréries qui viennent leur rendre hommage. Même les bœufs, sur l’ordre du boyero qui les conduit, se prosternent devant la « confrérie matrice » détentrice de la déesse qui est à l’intérieur du sanctuaire. On assiste ainsi à une sorte de rechargement en sacralité de chacun des substituts de la Vierge sur l’image de celle-ci, un peu comme des piles électriques se rechargent sur le secteur.  

En observant la translation à Almonte, nous avions compris que c’est par le rituel que l’image de la Vierge est construite comme intouchable. Nous apprenons maintenant que ses substituts sont produits essentiellement par le rituel, à l’occasion de l’hommage que chacun des simpecados de chacune des confréries rend à l’hermandad matriz d’Almonte sur le seuil du sanctuaire. Les simpecados ne peuvent être envisagés comme des métonymies telles que nous avions défini les vêtements de l’image. Par ailleurs, ils ne constituent guère une « transition avec le sacré » dont on saisit d’ailleurs mal le sens. On pourrait les aborder comme des métaphores. Cependant le traitement que leur réservent les membres de la confrérie nous invite à les considérer plutôt comme de véritables incarnations de la divinité, c’est-à-dire comme des substituts à part entière.  

Finalement, c’est tout un appareillage qui fait de l’image de la Virgen del Rocío un objet vivant à la fois intouchable et accessible. Le mythe de son invention, le cérémonial de sa translation, la violence de son rapt, la fonction de ses chambrières : cette combinaison de croyances et de pratiques construit la vie et l’intouchabilité de l’image unique de la Vierge. En même temps, le rituel crée des objets qui rendent la déesse accessible. Ses vêtements, détachés de son corps fantasmatique se présentent comme des métonymies de ce dernier, tandis que les simpecados portés en pèlerinage sur les trônes des confréries sont, plus que des métaphores et moins que la matière première de l’image centrale, des substituts vivants de la Vierge. Ceux-ci sont créés par plusieurs procédés. Le simpecado est vénéré dans une chapelle de la confrérie tout au long de l’année, comme l’image qu’il substitue l’est dans son sanctuaire. Pour le voyage, une fois l’an, il prend vie dans le baldaquin porté par un chariot en tête de ceux des pèlerins dont il reproduit la forme et le circuit. À l’intérieur de ce lit à baldaquin, la conception virginale de Marie est suggérée par la colombe en bas-relief qui surplombe l’étendard. Celui-ci est traité comme l’image centrale qu’il remplace : on prie, on chante, on danse et l’on fait des promesses à ce substitut qui, par ailleurs, a ses chambrières. À l’arrivée, tous les simpecados, venus de l’Espagne entière, forment un cortège qui confirme leur qualité par leur démultiplication en autant de confréries : la substitution est confirmée par son caractère cumulatif.  

Il est remarquable que toutes ces constructions, aussi bien l’intouchabilité de l’image de la Vierge que la reproduction des objets qui la substituent, n’ont guère recours aux autorités ecclésiastiques. Le culte de la Virgen del Rocío ne voit intervenir des prêtres qu’à deux occasions. Lors d’une messe solennelle en plein air, sur la place El Real près du sanctuaire, l’autel est entouré des centaines de simpecados apportés en pèlerinage par les confréries. Ils démultiplient ainsi la présence de la Blanca Paloma, au moment même où celle-ci pourrait être évincée par la Blanche Colombe officielle de l’Église, soit l’Esprit Saint qu’elle célèbre en ce dimanche de la Pentecôte. Mais de fait, c’est bien la Vierge que fêtent ici les pèlerins, même en présence des prêtres et de l’Eucharistie : c’est bien sa musique que l’on joue, à la flûte et au tambour, c’est bien son chant que l’on entonne dans les sevillanas rocieras. On mesure mieux à présent le pouvoir de cet objet qu’est cette divinité andalouse. Intouchable dans son sanctuaire, elle est l’emblème de l’Andalousie et prend une valeur de drapeau régional. Son culte est organisé par les confréries sans ingérence de l’Église. Lors de sa procession, elle établit des hiérarchies entre confréries, variant d’année en année.  

Objet véritablement politique, elle fait venir à elle des centaines de milliers de pèlerins, voire deux millions ces dernières années. Mais surtout, à travers les objets produits par ses fidèles, elle étend le territoire de sa grâce à l’Espagne entière.    

Sources :

La déesse intouchable : Une Vierge andalouse

La diosa intocable : Una Virgen andaluza

The untouchable goddess: an Andalusian Virgin

Antoinette Molinié

Casa  de Velasquez 2010

Patrice Quiot