« … En 1853, profitant du mariage de Napoléon III avec Eugénie de Montijo, des impresarii espagnols obtinrent l’autorisation d’organiser des corridas intégrales (avec picadors et mise à mort du taureau) près de Bayonne, pour une période de dix ans, malgré les dispositions de la nouvelle loi Grammont (votée en 1850) interdisant les violences publiques envers les animaux domestiques…
 
L’épisode marque l’entrée de la corrida en France : Elle se diffusa lentement dans le sud-ouest et le midi, mais aussi le long de la façade atlantique, des couloirs de l’est et dans le Bassin Parisien lors des décennies 1860-1910.
 
L’introduction de la corrida en France déclencha l’intervention de la Société protectrice des animaux, créée en 1845 à l’initiative d’aristocrates propriétaires terriens, de médecins et d’agronomes, qui porta plainte au nom de la loi Grammont et fit pression sur les gouvernements et les préfets pour qu’ils sermonnent les municipalités récalcitrantes.
 
Elle reçut l’appui de l’Eglise : L’évêque d’Aire-sur-Adour lors des courses de 1853 à Bayonne, ceux de Nîmes en 1863 (à l’occasion des premières corridas intégrales) et 1885.
 
L’opposition se transforma en campagne d’opinion lors de moments symboliques forts, de la première corrida à Bayonne aux tentatives d’implantation près de Paris en 1899-1900.
 
Journalistes de l’Illustration, du Temps, du Petit Journal… (la presse nationale et même régionale était majoritairement défavorable), écrivains comme Léon Bloy, Octave Mirbeau, Emile Zola, universitaires tel le géographe Elisée Reclus, figures du militantisme politique comme Henri Rochefort ou Séverine, hauts magistrats se mobilisèrent à mesure que le danger s’approchait de la capitale, entraînant derrière eux l’immense majorité du monde politique
 
Dans un article de 1981, Maurice Agulhon a prouvé que la gauche républicaine, libérale, laïque se montra hostile à la corrida par réflexe anti bonapartiste et pour des raisons éthiques. Mais ce sentiment transcenda les clivages politiques comme le montre l’attitude de l’Eglise, celles de l’académicien antidreyfusard Jules Lemaitre, du royaliste Mirbeau, ou le témoignage de Montherlant sur l’hostilité viscérale de sa famille d’obédience conservatrice.
 
Les classes aisées, les bourgeoisies moyennes et nouvelles des villes s’opposèrent à la corrida parce qu’elle bouleversait leurs normes de comportement. 
 
La nature, la multiplicité et la concordance des adjectifs qu’elles utilisèrent pour décrire leurs réactions (atroce, dégoûtant, écœurant, hideux, immonde, odieux, sauvage, etc…) disent bien l’ampleur de la transgression.
 
Du fait des costumes et du cérémonial, la répulsion ne se fonda pas sur l’allure physique des toreros, comme cela se produisait pour les bouchers maculés de sang ou les boxeurs à l’allure de brutes, mais sur le traitement de l’animal et ses conséquences pour les hommes.
 
Le dégoût fut d’abord sensoriel : les contemporains rejetèrent ces scènes de « boucherie », de « tuerie sauvage », les cris et les odeurs de sang, de chair et d’excréments. La corrida heurta la vue, l’ouïe et l’odorat parce qu’elle contredisait une évolution de longue durée, maintenant bien connue.
 
Jusqu’à la première moitié du siècle, les tueries urbaines débordaient sur les rues, répandaient des ruisseaux de sang, des monceaux de boyaux, des odeurs acres et fortes. Elles avaient déjà suscité des plaintes au Moyen Age, mais surtout à partir du XVIIIe siècle parce que les élites toléraient de moins en moins le spectacle de la violence, les atteintes aux nouvelles prescriptions hygiéniques, la proximité du miasme.
 
Tout le programme des édiles du XIXe siècle fut de cantonner l’abattage et l’équarrissage des animaux dans des bâtiments spéciaux, de les éloigner de la ville et de nettoyer les rues de ses cadavres, chose faite à Paris entre 1808 et 1825, puis peu à peu en Province (Lyon, 1840).
 
Il s’agissait de cacher la mort des bêtes pour ne pas donner d’idées malsaines, pour limiter la violence populaire (les bouchers avaient une réputation de brutes féroces, se complaisant dans le sang, toujours prêtes à la rixe) et pour participer à la purification des odeurs.
 
La corrida scandalisa parce qu’elle donna l’impression d’un retour à tout ce qui venait d’être rejeté et d’une insulte au progrès des mœurs.
 
A cela s’ajouta la pitié pour l’animal.
 
Celle-ci ne fut pas toujours présente au milieu du siècle : Un chroniqueur de l’Illustration affirma, à propos des corridas à Bayonne en 1853, qu’elles n’inspiraient aucune compassion pour le cheval, trop maigre, trop ridicule, ni pour le taureau, ce méchant qui se plaisait au combat. Sa réprobation était ailleurs, dans la dépravation morale que la corrida suscitait chez l’homme.
 
Plus fréquemment, ce fut le sort du cheval qui retint l’attention. Un rapport de la SPA de 1855 assura que le taureau ne souffrait guère, que les « piqûres » étaient peu profondes, qu’il était à peu près toujours tué au premier coup d’épée et qu’il échappait ainsi à l’agonie tout en accomplissant sa destinée et demanda que les hommes combattent à pied ou que les chevaux soient caparaçonnés et les picadors munis d’une longue lance pour que le taureau ne puisse approcher.
 
Cette position n’était pas particulière à la SPA dont le recrutement social était représentatif des classes aisées. Elle renvoyait à la place privilégiée du cheval dans le monde aristocratique et bourgeois de l’époque (le plus noble et le plus dévoué des serviteurs de l’homme, mis au premier rang des animaux par Buffon), notamment au travail contemporain de création du « pur-sang » et au lien mental qui s’établissait entre cette noblesse chevaline et ces groupes sociaux, mais aussi, et plus largement, à la distinction commune, bien ancrée, entre animaux domestiques et sauvages (bien que le taureau, élevé, sélectionné, façonné, ne soit pas sauvage mais dangereux), utiles et nuisibles, bons et méchants.
 
C’est pourquoi, réflexions et actions sur la protection des animaux, du concours de 1803 à la loi de 1850, s’intéressaient avant tout aux domestiques les plus proches et en priorité au cheval. Elles entendaient lutter contre son utilisation populaire, considérée comme naturellement violente par association entre le peuple et la brutalité, et s’en prenaient notamment aux pratiques des charretiers et des conducteurs de véhicules urbains.
 
La corrida s’inscrivit aisément dans ce champ mental parce qu’elle tournait le cheval en dérision depuis le XVème siècle, une époque marquée par le désintérêt de l’aristocratie espagnole pour les combats de taureaux et la transformation populaire de ceux-ci.
 
Cette passation des rôles s’était traduite par un renversement de la hiérarchie du bestiaire.
 
La corrida utilisait désormais de vieilles rosses efflanquées, prêtes à l’abattage, et non plus les lourds chevaux de guerre d’autrefois. Elle glorifiait au contraire le taureau, cet animal élevé par le peuple, tué pour lui et par lui dans des abattoirs où avait été justement créée cette nouvelle tauromachie.
 
La dichotomie domestique-sauvage explique que le discours protecteur condamnait moins les pratiques élitistes de la chasse à courre, du tir aux pigeons ou aux canards vivants, mais elle ne dura guère dans le cas de la corrida : Dès la décennie 1860, le traitement du taureau devint scandaleux pour tous les opposants, une évolution favorisée par l’élargissement progressif, plus ou moins rapide selon les auteurs, du discours de protection à tous les animaux et par l’organisation dès 1853 de corridas sans picadors pour éviter les critiques, mais qui permirent paradoxalement de s’intéresser au sort du taureau. »
 
A suivre.
 
Source : Eric Baratay. Représentations et métamorphoses de la violence. La corrida en France, 1853 à nos jours. Revue historique, Presses Universitaires de France, 1997.
 
Patrice Quiot