Cette vieille nouvelle tauromachico- mosellano-andalouse mêlant le passé et le présent et mettant en scène des personnages pas tout à fait fictifs…
 
L’avion atterrit à l’aéroport de Jerez-La Parra.
 
Il était 9h40.
 
Dimitri Muller avait la tête encore lourde de la soirée de la veille partagée avec des hooligans allemands qui avaient abusé de ses économies en l’entraînant dans de sordides bars à bières tenus par des immigrés slovaques.
 
Tard, en rentrant à son hôtel, il avait vomi et encore pensé à elle.
 
Il faisait à peine beau, presque le même temps que la première fois, il y avait vingt ans.
 
Dimitri sentit ce picotement à l’endroit où une fine cicatrice lui barrait le sternum. En marchant vers l’aérogare, observant les palmiers qui bordaient le tarmac, il se prit à chantonner :
 
« Ton pantalon est décousu ;
 
Si ça continue on pourra voir tes fesses ;
 
Ton pantalon est décousu ;
 
Si ça continue on pourra voir ton cul ».
 
Tout avait commencé par cette rengaine.
 
Dimitri Muller avait alors huit ans et, depuis qu’il avait vu «Crin Blanc» au patronage, la cour de récréation de l’école communale de Sarreguemines lui semblait trop étroite.
 
Car Dimitri Muller rêvait.
 
Plutôt que de l’en dissuader, Mlle Schwartz, la vieille institutrice de Freybouse, l’avait encouragé à poursuivre dans cette voie poétique peu commune en pays mosellan. Ses copains de classe se moquaient de cette composante trop éloignée de ce qui fondait leurs valeurs et l’avaient pris en grippe.
 
Le moindre prétexte était sujet à bagarres.
 
Dimitri Muller récupéra de la soute du Boeing son sac de sport avant de prendre le bus de la compagnie «Los Amarillos» qui l’emmènerait à Chipiona via Sanlúcar de Barrameda. Assis sur la banquette de skaï, il sortit le plan qu’il avait minutieusement tracé pour être bien certain de la retrouver.
 
Il sentait plus fort le picotement à l’endroit où une fine cicatrice lui barrait le sternum.
 
Le bus roulait sur le périphérique de Jerez, bordélique et merveilleux à la fois. Les magasins de meubles en acajou côtoyaient les succursales des marques de bagnoles rutilantes et les celliers de Terry, Osborne, González-Byass. Des vieilles en cheveux portant des enfants sur le porte-bagages de mobylettes rafistolées roulaient plein pot, rigolant de la vie en narguant le danger d’une circulation gitane.
 
Dimitri Muller songeait :
 
« Ton pantalon est décousu ;
 
Si ça continue on pourra voir tes fesses… »
 
Ce matin-là, dans la cour de la communale, pour une mauvaise histoire de notoriété entre papas qui travaillaient au jour et papas qui travaillaient au fond, il s’était fait rosser. Ses vêtements en lambeaux avaient suscité les lazzis, mais Mlle Schwartz lui avait parlé de Rimbaud, des poings serrés dans les poches trouées, de l’absinthe verte et de la vie des trafiquants d’armes.
 
Après la classe, elle lui avait dit : « Va à Farébersviller, au 22 rue de Cocheren, va voir un ami. Il t’apprendra ce que tu dois aimer. Il s’appelle Juan de Montalte, « El Pijota ».
 
L’image de «Crin Blanc» libre dans le soleil des roubines, les yeux bleus de la vieille institutrice, le ciel rêvé d’Albaron, les mains fines de Mlle Schwartz, le mauvais goût du schnabo des rades de Rosbruck, des envies de sansouire ou de tamaris et la chaleur du poêle en fonte décidèrent Dimitri à le faire.
 
Le bus de la compagnie « Los Amarillos » avait quitté Jerez.
 
A un embranchement, Dimitri nota d’un côté la direction de Séville par El Cuervo, El Torbiscal et Los Palacios, de l’autre celle de Cádiz en passant par le Puerto.
 
C’est cette route là qu’il prendrait car c’est vers là-bas qu’il allait.
 
Dimitri Muller arriva pour la première fois chez Juan de Montalte un après-midi d’avril 1986 vers les six heures et demie.
 
«El Pijota» habitait au deuxième étage d’un bloc. Il avait pour voisins des italiens, un polonais et des marocains que des recruteurs serviles des Houillères du Bassin de Lorraine étaient allés chercher au pays au début des années soixante-dix.
 
Pour seul ami, « El Pijota » avait un martinet qu’il avait soigné d’une aile cassée et qui vivait depuis dans un coin de son balcon.
 
Juan de Montalte était andalou. Il venait de Chipiona, village au bord de l’Atlantique où son père et son grand-père étaient pêcheurs.
 
Spécialistes de la capture du pijota, une sorte d’anchois allongé, ils portaient comme surnom le nom du poisson et leur fils et petit-fils portaient le même.
 
Dans sa jeunesse, Juan de Montalte avait lui aussi fréquenté les ports de Chipiona, de Rota, de Chiclana et de Barbate, mais à vingt-cinq ans, il avait rencontré Antonio Garrido, un torero d’Aranda de Duero, et avait consacré sa vie à le servir.
 
Antonio n’avait pas réussi dans les toros et s’était exilé en Amérique où il avait été condamné à mort pour un meurtre barbare. Il avait été exécuté sur la chaise électrique du pénitencier de Miami le 30 août 1985 à 15h33 pm.
 
Le lendemain de l’exécution d’Antonio, «El Pijota» avait pris le train et quitté l’Espagne.
 
Pour une raison inconnue, le train s’était arrêté à Farébersviller et «El Pijota» y vivait depuis, ne conservant de ses origines que des souvenirs pieux, l’esportón d’Antonio Garrido et un reliquaire de la Vierge de la Regla, patronne de Chipiona dont Juan de Montalte faisait partie de la confrérie…
 
A suivre…
 
Patrice Quiot