« L’attitude de Tony eut de quoi surprendre cet homme débonnaire. Il n’était nullement ému, mais seulement un peu agité. Son maintien ne laissait pas d’attenter à la majesté patronale. Il s’assit sans façon sur le bord du bureau et offrit une cigarette. Le patron, dérouté par ce protocole, en oubliait l’ordonnance de sa semonce. Tony se bornait à dire : « Vous ne savez pas qui je suis ». Puis, de lui-même, il prit congé, disparut. On ne devait plus le revoir aux « Huileries ». On apprit seulement par la suite qu’il s’était ce jour-là rendu chez Louis Navarre, le peintre, qu’il n’avait pas trouvé chez lui. Lorsqu’il y a les « toros » en Arles, nul ne peut l’ignorer. La ville entière y participe par tous ses atomes. C’est qu’il en est peu, même en Espagne, qui soit aussi propice à la fête des taureaux. La cité n’est pas étendue et la concentration d’une foule immense aux abords du cirque romain ne contribue pas peu à créer une ambiance unique. Sur les places plantées de platanes, dans les ruelles, les cafés arborent au-dessus de leurs portes les têtes de taureaux naturalisées, emblèmes des clubs locaux. 
 
De Camargue, de toute la Provence, le midi taurin est là. Les cars de la Riviera déversent leur cargaison de touristes et d’étrangers. Tambourinaires en tête, l’alerte cohorte des farandoleurs, des gardians et des souples Arlésiennes en atours d’autrefois, serpentent parmi les groupes. La cohue, dans le fracas des orphéons, déferle vers le cirque millénaire. De lourdes autos, blanchies par la poussière des Castilles, s’échappe la troupe scintillante des « cuadrillas ». Les culottes de peau des picadors montés sur leurs meilleures rosses jettent un fauve éclair dans la foule. Louis Navarre, assidu aux courses des principales foires espagnoles, ne manquait jamais de venir en Arles pour la course de la Pentecôte. Ce jour-là, il déjeunait à Saint-Rémy, passait les Alpilles et arrivait en ville assez tôt pour jouir de l’animation des rues. Dans les cafés et les clubs, on discutait ferme cette année le programme de l’après-midi. Des deux vedettes pressenties, l’une avait été blessée, il y avait peu de jours à Trujillo, l’autre avait rompu son engagement pour un contrat plus avantageux. Les organisateurs avaient dû se rabattre sur des matadors de moindre cartel dont on savait d’avance qu’ils ne consentiraient à briller que si le sort leur accordait des adversaires avec lesquels ils pussent s’entendre sans trop risquer. L’élevage passait pour fournir de ces « toros » de Salamanque qu’on dit être « montés sur rails » tant ils obéissent docilement aux injonctions de la flanelle rouge et que les amateurs d’émotions fortes et de péril ne voient pas sans désappointement figurer sur une affiche. 
 
Le premier « toro » ne devait pas démentir cette réputation. Il fut moyen en tout : par la taille, par la puissance, par les cornes. Nino de Bodabilla, le matador à qui il échut, le fit adroitement passer de vie à trépas, dans le temps prescrit, sans recueillir plus que l’enthousiasme des naïfs du soleil. Le second fauve, « savonneux » par sa robe, était laid de type mais bien armé. Il sortit en trombe, fit deux fois le tour du cirque, bousculant la cuadrilla et tuant un cheval avant que le picador n’eût eu le temps d’assujettir son arme. Il prit une pique du second cavalier, accusant le châtiment et dès ce moment devint fuyard. On s’aperçut alors qu’instruit par la douleur ou des expériences anciennes le toro révélait des intentions criminelles. Retranché maintenant auprès du cadavre du premier cheval, il se tenait sur la défensive. Il eût fallu des tonnes de courage pour le déloger de cet emplacement. Dans le cirque, la panique était à son comble. Le matador Cocherito de Triana, gitan bellâtre réputé pour son cynisme et qui le premier s’était aperçu des vices du fauve, affectait de se désintéresser du combat. Les toreros suant la peur approchaient avec précaution et vite désarmés laissaient leur cape sur les cornes du toro cependant que du couloir les valets d’arène essayaient, à coups de bâton, de le faire sortir de son terrain d’élection. La présidence hésitait à ordonner le renvoi au toril de la bête présumée criminelle. Le public qui, dans l’ensemble, ne comprenait rien aux conditions de celle-ci sifflait, trépignait, invectivait furieusement la cuadrilla sur qui elle déversait une plie de coussins. La panique se muait en désastre. 
 
C’est alors qu’un torero qu’on n’avait pas vu jusque-là enjamba prestement la barrière. Il était jeune, grand. Son visage calme avait une expression extatique. Son costume suranné, sa silhouette somnambulique semblaient évadés du mystère de quelque lointain au-delà. Avec une incroyable décision, il avança vers le fauve, entra dans son terrain et, frappant du pied, le contraignit à accepter le combat. On l’entendait appeler : « Petit toro, viens, viens ». Puis, à deux doigts des cornes, follement téméraire, il déploya sa cape. Si impérative était l’injonction que la bête captée s’engouffra dans les plis de l’étoffe. Le torero, bras baissés, tournait légèrement sur lui-même et trois fois, quatre fois, avec une suave lenteur, faisait docilement passer autour de son corps l’animal subjugué par l’incantation. La foule en délire, dressée d’un bond sur les gradins, rugissait d’enthousiasme. Mais à l’instant où la cape magnétique donnait la sortie, le toro chercha l’homme et l’on vit la délicate figurine rose et argent voltiger sur la corne. Louis Navarre qui était au premier rang des spectateurs et avait tout de suite reconnu son jeune compagnon sentit son cœur s’arrêter. Tony gisait à terre. Le « savonneux » sans lâcher prise fouillait de ses cornes, poussait sa victime, l’acculait au marchepied de la barrière. 
 
Tony Camboulive ne respirait déjà plus lorsqu’on l’installa sur la table de l’infirmerie. La corne avait labouré ses flancs. Il portait au cou une affreuse blessure d’où le sang s’échappait d’abondance. Mais son visage était serein, il conservait une expression ineffablement séraphique, reflet peut-être de la vision suprême que ses yeux mortels avaient un instant entrevue : au seuil d’un paradis d’éternité taurine Pepe Illo et Pedro Romero, demi-dieux du printemps de la « fiesta » accueillant auprès d’eux le petit comptable des « Huileries réunies ». Car au panthéon de la Tauromachie, auprès de ses héros et de ses maîtres légendaires, il est sûrement une place pour les déshérités de l’arène, ses illuminés, ses déments : les néophytes idolâtres, les spontanés suicidaires, petits toreros d’un jour affamés de gloire, bestiaires d’une heure, mendieurs de rêve. Ainsi pensait du moins Louis Navarre en baisant la main glacée de son ami. Il lui venait le désir d’exprimer par son art l’obscure grandeur de cette mince épopée. Il tenait le grand tableau de sa carrière car rien jamais n’est tout à fait perdu. »
 
Roger Wild
 
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Datos 
 
Roger Wild, né à Lausanne en 1894 et mort en 1987, est un affichiste, peintre, illustrateur et dessinateur suisse.
 
Espagnol par sa mère, il s’est passionné pour les forains, le cirque et l’Espagne…
 
On lui doit aussi de nombreux portraits d’artistes et d’écrivains.
 
Il était ami de Modigliani et de Max Jacob.
 
Patrice Quiot