PATRICE
La tauromachie est art de l’éphémère.
Pour mesurer l’immensité de son sens, il faudrait être à même de saisir tous les éléments qui le composent à l’instant précis où, dans l’arène, ils se donnent à voir.
Presque au moment où ils naissent.
Cela est impossible.
La passe n’a pas la course suffisante pour laisser le temps d’appréhender la totalité de son contenu.
A peine élaborée, elle est déjà finie et la suivante, nécessairement différente, en annonce une autre qui ne sera jamais la même.
La passe est une écriture de l’instant, une écriture absolue de l’instant.
Succession trop rapide de moments émotionnels trop forts, la faena est d’abord une superposition de chocs affectifs.
Ce n’est que peu à peu, par une lecture assidue, que l’œil organisera ces données émotionnelles disparates pour, par condensation, transformer de brefs coups de foudre en un long itinéraire de séduction.
Cependant et malgré cette construction intellectuelle, chaque passe laissera l’impression de quelque chose qu’on ne pourra plus jamais revoir.
En ce sens, la faena est aussi une succession de frustrations.
Or, si ne pas être à même de s’approprier les différents moments qui la composent est déjà une spoliation, savoir en plus que chacune de ses séquences ne renvoie qu’à un adieu pose des interrogations qui nous mèneraient tout droit chez Amphoux ou chez Pitot si on ne pouvait en parler.
Alors on en parle.
Et on en parle avec emphase.
Parce que l’emphase est indispensable.
Parce que dire le toreo ne peut se satisfaire d’une langue morte.
Seule l’emphase permet de se restructurer par rapport à ce qui a été perdu dans le ruedo.
Seule, elle sera à même de rassembler les fils décousus d’une logique prise là-bas en flagrant délit de défaillance.
Et, seule, elle sera à même de rafistoler des sentiments contenus et en même temps poussés aux limites de l’extrême.
Aussi aux simples d’esprit qui assimilent l’emphase du parler tauromachique aux brèves de comptoir, je dirai :
Approchez-vous et écoutez ce qui se dit.
Approchez-vous et écoutez ce qui se parle.
Approchez-vous et écoutez combien la logique de l’emphase est inversement proportionnelle au flou inquiétant de ce qui a existé dans cette arène maintenant vide.
Regardez et admirez cet emploi immodéré d’adjectifs sonores qui colorent pour les ressusciter des choses restées suspendues.
Regardez comment l’enthousiasme transforme celui qui maintenant s’anime étrangement.
Regardez comment dans son ivresse langagière, il se raconte en croyant raconter autre chose.
Regardez, regardez comment le même, soudain, tout simplement revit.
Mais, simples d’esprit, vous avez aussi raison car l’emphase du parler tauromachique est dangereuse.
On croit la bien maitriser, mais rapidement elle vous échappe, devient envahissante, désirante, se met à vous posséder tout entier.
On y perd souvent son âme en y trouvant ses mots ; elle fuse, explose, rebondit sur d’autres discours qu’elle enflamme.
Elle dévoile les béances des contradictions, s’infiltre dans les fissures de nos dérèglements, attise la langue, fait briller les yeux et, quand elle ment, c’est par esthétisme.
Au début, dit-on, était le verbe.
Ce à quoi les amants de la langue déchirée qui est celle du parler tauromachique répondent que le verbe est la finalité de l’acte taurin, qu’il est sa justification et que c’est ce retournement qui a transformé la frustration de tout à l’heure en la douce félicité de maintenant.
L’emphase du parler tauromachique, c’est aussi cela.
Dire.
Pour partager.
Dire.
Pour convaincre.
Dire.
Pour se dire.
Se mettre.
En scène.
Se la jouer.
De verdad.
Alors, simples d’esprit, sachez, que pour que meure cette emphase, il faudra nous rendre muets.
Et je ne suis presque certain que vous le feriez en prenant presque plaisir à nous arracher la langue !
Patrice Quiot