La thébaïde qui entoure les murs sombres de l’Escurial plaisait plus que les réjouissances publiques au morose Philippe II : il ne songea guère au cirque de Madrid ; mais Philippe III le fit rebâtir, et Philippe IV y combattit lui-même. Sous son malheureux règne, on imprima les premières règles de la tauromachie. A en juger par ce petit code, qui nous est resté, les courses de cette époque ne ressemblaient nullement à celles de la nôtre. On combattait les taureaux à cheval et à la lance ; c’était la seule méthode que pussent suivre les seigneurs qui descendaient dans le cirque par bravade ou par plaisir, sans vouloir faire de ce divertissement une étude exclusive. Pour recevoir sur un bon cheval et la lance au poing la charge d’un taureau, il suffit d’avoir beaucoup de courage et de vigueur, tandis que pour attaquer de front, à pied, comme font les toreros actuels, et l’épée à la main, un animal qui attend et qui observe son agresseur, il faut plus que de la force, plus que du sang-froid : il faut de la science, une science difficile, comme je le dirai bientôt, et une habitude que donnent seules une pratique constante et des blessures nombreuses. 
Au reste, déjà sous Philippe IV, les règles étaient inexorables. Tout cavalier renversé devait continuer la lutte seul, sans être secouru ; et, s’il sortait du cirque avant d’avoir tué le taureau, il se perdait de réputation. Quand sa lance était rompue, mais seulement alors, il pouvait se servir d’un glaive, et Quevedo raconte qu’en pareille circonstance don Menrique de Lara renouvela l’exploit de Pepin-le-Bref en abattant d’un seul coup la tête du taureau. 
Je ne sais si vous êtes de mon avis, mais je suis tenté de croire que Pepin pas plus que don Menrique n’ont fait pareille chose, bien que l’on m’ait assuré en Orient que le cou d’un buffle se partageait aussi facilement qu’une pomme, pourvu que la main fût exercée et le damas d’une certaine trempe. Si périlleuse que puisse vous paraître la situation d’un seigneur de la cour de Philippe IV, qui, renversé de cheval et seul dans le cirque, était contraint de tuer le taureau sans autre secours que son glaive, elle n’est rien en comparaison de celle du matador moderne au moment où retentit la fanfare suprême ; car le seigneur frappait où il pouvait, par derrière, par côté, dans les flancs, dans le cœur ; il se débarrassait comme il l’entendait de son ennemi, et cela serait un jeu puéril pour le lidiador actuel, qui, je vous le répète, doit attaquer de front, frapper en face, à une place donnée, en passant le bras entre les deux cornes. 
Le même Quevedo rend compte d’un combat fameux qui eut lieu à la fin du XVIIe siècle, à Saragosse, en présence de don Juan d’Autriche. Là se distinguèrent le marquis de Mondejar et le duc de Medina-Sidonia, lesquels, dit l’histoire, étaient de si rudes jouteurs, qu’ils ne s’inquiétaient nullement que leur cheval fût sanglé, attendu que les meilleures sangles, assuraient-ils, sont les jambes du cavalier ; autre fait qui me donne à penser que ce Quevedo est un mauvais plaisant qui n’était jamais monté à cheval de sa vie. Le combat de Saragosse fut un des derniers de ce genre ; Philippe V prit en une telle aversion les courses de taureaux, que l’église, pour lui plaire, les prohiba, refusa la sépulture chrétienne aux victimes du cirque, et la noblesse, un instant atterrée, renonça à son divertissement favori.
Le peuple, lui, n’y renonça pas ; il tint bon, et les courses survécurent malgré la colère royale. Seulement, elles changèrent de caractère. La noblesse, en abandonnant son privilège, laissa le champ libre à une autre classe d’hommes qui fit de la tauromachie sa profession exclusive et la convertit en un art véritable. Bientôt parut Francisco Romero, de Ronda, qui le premier tua le taureau face à face, d’une seule estocade, sans autres armes que l’épée et la muleta. 
A dater de cette époque, la passion des combats de taureaux éclata avec une violence inconnue, dédaigna toutes défenses, se fit nationale, et Ferdinand VII, plus tard, la sanctionna en fondant à Séville une école de tauromachie. »
Alexis de Valon.
« La decima corrida de toros »
Revue des Deux Mondes, tome 14, 1846 (p.65-68).
Datos
Le vicomte Marie Charles Ferdinand, dit Alexis de Valon est un archéologue, voyageur et écrivain français, né à Tulle en 1818 et mort à Saint-Priest-de-Gimel (Corrèze) en 1851.
Le vicomte de Valon meurt accidentellement par noyade en 1851, en tombant dans l’étang de Saint-Priest-de-Gimel, près de Tulle, où sa famille avait son château.
Œuvres :
« Une année dans le Levant », Paris, J. Labitte, 1846
« Nouvelles et chroniques » : Aline Dubois ; Le Châle vert ; Catalina de Erauso ; François de Civille, Paris, 1851.
« Nos aventures pendant les journées de février », récit publié par Alexandre de Laborde, Paris, 1910.
Patrice Quiot