Samedi 06 Juillet 2024
PATRICE
Mardi, 11 Juin 2024
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Vaccarès : Première manifestation de la Bête...
 
Il n'y a point de bête au monde tant à craindre à l'homme que l'homme.
 
Montaigne (1533/1592).
 
« Avant de raconter l’essentiel de ce qui m’advint, je dois noter un incident qui se produisit quelque temps auparavant et qui ne mériterait pas d’être rappelé, s’il n’avait été le premier signal des évènements dont je ne cesse de subir la présence tyrannique, la continuelle obsession. Je rentrais un soir, à ma cabane du Riège ; celle même où, courbé sur ce cahier, je suis en train d’écrire présentement. Les Camarguais connaissent tous le Riège. Mais il est fort possible que l’inconnu qui doit me lire un jour, l’ignore ou, – ce qui me paraît cependant bien peu probable –, que le pays vienne à être modifié par la main des hommes ou l’œuvre de la nature ; il est donc bon que je consigne à ce sujet, par prudence, quelques 7 brèves indications. Le Riège, qui s’étend au levant et un peu au nord de la fameuse église de Notre-Dame, entre le Vaccarès et la côte, est un bois assez étroit, mais long de deux ou trois lieues, formé d’îlots qui émergent des étangs alimentés par l’écoulement des eaux supérieures et communiquant sans obstacles avec la mer ; ces îlots, que nous appelons radeaux, sont couverts en tout temps d’un fourré de lentisques, d’olivastres et de ces arbustes aromatiques appelés mourven, où s’enchevêtrent parfois en entraves les liens épineux des tiragasses. Dans le bois, les lapins pullulent et aussi les renards ; les cat-fèr ou chats sauvages n’y sont pas rares ; j’y ai parfois abattu moi-même des loups et quelques redoutables cerviers. Autour des radeaux, dans les étangs que l’été dessèche et où, alors, sur l’étendue éblouissante de sel dansent des mirages*, l’hiver amène une abondance incroyable de sauvagine, oies canards et sarcelles – engendrés, comme on sait, par l’écume de la mer, – sans compter toute la primaille, vanneaux, pluviers, jambes-rouges, charlottines et charlots, sans compter les flamants, dont les grands vols roses se reflètent l’été sur les eaux désertes du Vaccarès. Pendant les chaleurs, le Riège privé d’eau douce et brûlé de sécheresse se trouve, par surcroît, infesté de bestioles parasites et de mouches charbonneuses qui désolent le bétail, mais, pendant la rude saison, comme la terre y est sablonneuse, l’herbe s’y conserve fraîche et quand viennent les gros temps, les fourrés de mourven sont un bon abri pour les animaux de la manade. Je revenais donc, ce soir-là, monté sur mon cheval Clair-de-Lune, de la baisse des Impériaux où j’étais allé disposer des lacets pour les canards. Il était tout au plus six heures, mais nous trouvant alors aux jours les plus courts de décembre et la lune ayant renouvelé, la nuit déjà tombée était noire. Il faut dire que, pour accéder aux radeaux, il est nécessaire d’aborder soigneusement les passages sûrs appelés gases, faute de quoi on ne manquerait pas de s’enliser et de périr, misérable, dans les boues mouvantes dont est formé presque tout le travers de ces étangs. Les gardians savent cela. Je venais donc de franchir sans encombre la gase dite de la Demoiselle et Clair-de-Lune, à pied sec sur le radeau et 8 gouvernant droit vers la cabane, jouait des oreilles en forçant le pas et faisait entendre ces brefs soufflements par quoi nos camarguais nous avisent qu’ils se reconnaissent et sont contents de retrouver leur chemin, lorsque, tout à coup, je me sentis enlevé en selle d’un brusque écart et, mon cheval ramené, je vis détaler et disparaître, entre les touffes, un être que, dans l’obscurité, je ne distinguai pas très bien. Peut-être quelque braconnier, pensais-je, de la Ville-de-la-Mer ? Certains d’entre eux venaient de temps en temps, je le savais, giboyer sur le Riège, mais comme je les connaissais à peu près tous, ma présence, je dois le dire, ne les épouvantait pas. J’arrêtai mon cheval, tendis l’oreille et, à deux ou trois reprises, hélai dans l’ombre. Nulle voix ne me répondit, et, malgré mon attention, je ne discernai plus rien. J’imaginai donc avoir dérangé quelque chasseur, ou, chose assez rare en ces parages, quelque rôdeur plus suspect, prisonnier échappé des chiourmes d’Arles ou des geôles de Tarascon, et fuyant à travers ces espaces désertiques. Mon erreur, à cet égard, était grande, comme la suite, bientôt le révélera. Je n’accordai moi-même, sur le moment, je l’avoue, que fort peu d’importance à cette alerte, mais Clair-de-Lune, hérissé et pointant presque à chaque pas, ne cessa de faire ronfler ses naseaux avec terreur jusqu’au seuil de la cabane. Ce fut quelques jours plus tard à peine, qu’à la pointe septentrionale la plus extrême du Radeau de l’Aube, je relevai des empreintes, des claves, comme nous disons en nos termes de gardians et dont l’examen me jeta dans la grande perplexité. Qu’un œil peu exercé eût pu les confondre avec les pistes de mes taureaux, fort nombreuses et enchevêtrées en cet endroit, c’était admissible. Mais, pour un regard de gardian habitué à évaluer, au seul aspect d’une clave, le poids et l’âge presque certain d’une bête, la force et la rapidité de sa foulée, l’erreur eût été inexcusable. Tout fourchu qu’il fut pareillement, ce n’était point là le pied d’une bête de bouvine, je ne pouvais un seul instant m’y tromper. L’empreinte était plus mince et plus longue, surtout sur les pointes de la fourchette, elle marquait beaucoup moins en terre et les pas, souvent, semblaient inégaux. Ma curiosité me fit suivre cette piste, environ une demi-lieue, dans la direction du soleil levant, mais je la perdis à la traversée 9 des étangs sans pouvoir la retrouver en terre ferme, et comme je cherchais, ce jour-là, un taureau malade, errant sur la lisière de Badon et qu’il me fallait visiter, je dus, momentanément, renoncer à cette poursuite. Je ne fus pas contraint de la différer bien longtemps. Car le surlendemain, exactement, je retrouvai des claves pareilles sur les limites de l’Étang-Redon. Elles côtoyaient le marais, inégales mais fort distinctes, nettement marquées sur le sol vaseux, s’arrêtaient, repartaient, s’arrêtaient encore et finissaient par s’enfoncer dans la roselière. Comme j’avais le temps, cette fois, je les suivais, et mon ardeur se trouvait accrue, car ma conviction était faite. L’animal, à n’en pas douter, devait être un de ces sauvages porcs sangliers qui hantent la Sylve et se hasardent assez rarement sur nos terres basses dont ils n’aiment guère les espaces découverts. Certes, à en juger par la force et la longueur de ses pinces, celui-ci devait être d’une taille monstrueuse. Mais en partant, j’avais pris soin de me munir de mon ficheron, avec cette pensée, je l’avoue, d’avoir, peut-être, à me mesurer avec quelque bête redoutable. Je ne voyais plus les claves, maintenant, mais je m’attachais à cheminer constamment dans le passage que le solitaire avait dû s’ouvrir dans la masse des roseaux toute desséchée en cette saison. À vrai dire, bien que la trouée me parût étroite et menue pour un animal aussi près de terre sur ses jambes et aussi pesant, je mettais tous mes soins à ne m’en point écarter et à me tenir sur mes gardes, lorsque Clair-de-Lune, qui est poltron, ayant fait un écart sans raison, du moins apparente, tomba de l’arrière-train dans un trou de vase, dont il eut toutes les peines du monde à nous tirer saufs. Lorsque nous fûmes, lui et moi, en terre plus ferme, toute trace était perdue et comme, de bonne heure, la nuit tombait, je m’orientai, relevai la direction, me promettant de battre, s’il le fallait, tout l’Étang-Redon et de reprendre au plus tôt cette poursuite.»
 
Joseph d’Arbaud (1874/1950).
 
Premier chapitre de «La bête du Vaccarès» (1926).
 
Datos 
 
«La bête Vaccarès» : Au printemps de l’an de grâce 1417, Jacques Roubaud, gardian de la manade de Malagroy – mais plus instruit qu’on ne l’est d’ordinaire dans son état parce qu’il fut longtemps destiné à la prêtrise – entreprend de consigner pour la postérité les faits extraordinaires dont il a été témoin. Au hasard de ses randonnées à cheval, Roubaud a rencontré une bête étrange ; elle avait le corps d’une chèvre et le visage d’un vieil homme. Et elle parlait. Elle assurait qu’elle n’était pas une créature du diable, mais un demi-dieu déchu, chassé de tous lieux et condamné à finir sa vie dans la solitude des marais. Après la première stupeur et le premier effroi naît la compassion puis, dans le cœur du pieux gardian, un sentiment qu’il reconnaît avec étonnement pour de l’amitié.
 
Joseph d'Arbaud, né à  Meyrargues le 6 octobre 1874 et mort à Aix-en-Provence le 2 mars 1950, est un poète français d'expression provençale et un félibre. Proche de Folco de Baroncelli, gardian lui-même, il est l'auteur du roman La Bèstio dóu Vacarés (La Bête du Vaccarès).
 
Patrice Quiot