Mercredi 24 Avril 2024
PATRICE
Vendredi, 31 Mars 2023
jp31pk
 
Campo : Guadalquivir…
 
« … Après avoir laissé sur notre gauche la troupe noire et blanche de bœufs meneurs – l’orgueil de Juan était d’en avoir deux, l’un de robe noire et blanche, l’autre de robe rouge et blanche, uniformes et bien dressés – nous revînmes vers la maison accostée à son bois bleu d’eucalyptus comme un navire blanc à la pointe d’une île. Julian s’était attaché à conserver à la Chumbera son authenticité de cortijo aux travaux de l’élevage de combat. Aussi n’avait-elle pas l’insolence des cortijos nouveaux venus dans l’armorial des fers et des devises, le luxe de leurs patios, de leurs terrasses, de leurs toits de palais mauresques. Son élégance était dans sa blancheur, coquetterie de la plus pauvre des maisonnettes andalouses, et, à la saison, dans la profusion de ses fleurs. Tout y sentait la vérité, jusqu’à la rusticité de la petite arène.
 
La marmaille se précipita à l’entrée du portail, où nous attendait aussi l’errant de la marisma qui pouvait traverser les enclos sans nulle crainte, car les taureaux respectent l’innocent. Poursuivis par les chiens, des porcs fauves aux boutoirs de sangliers débusquèrent et une oie blanche dont j’avais dû frôler le nid se leva de l’herbe à grands cris pour mordre aux pattes mon cheval. Dès que Julian sautait à terre, bêtes et gens semblaient se ranimer. Au contraire de la plupart des autres éleveurs, il faisait en effet de longs séjours au cortijo, négligeant sa maison seigneuriale de Séville. Il avait à la Chumbera sa chambre préférée, simple et fruste comme lui, ses cuissards de cuir ouvragé de cavalier, ses fusils, ses frondes, sa guitare, ses livres favoris, recueil de la poésie du champ, ses compagnons, ses gens. D’aucuns ajoutaient : les seules filles qui lui plaisaient, et qui n’étaient pas celles de la ville. J’en connaissais pour ma part au moins une, née au pied du phare de Rota, et dont le front criblé de taches de rousseur, les yeux tristes, semblaient toujours battus par le vent de la mer. Elle s’appelait Rocío, du nom de la petite Vierge de la marisma, qui a la dévotion des âmes de la contrée.
 
Mais la faveur du maître restait secrète, et, tandis que ses gens s’empressaient autour de Julian, Rocío n’avait pas paru. Elle était, il est vrai, tenue encore pour étrangère à la Chumbera, où les hommes se succédaient de père en fils depuis des générations et formaient une véritable famille. « Depuis combien de temps es-tu à la Chumbera ? » demandait Julian au Tato, l’ancêtre des vaqueros, lorsque celui-ci se traînait sur sa jambe valide pour le recevoir. « J’y suis né, répondait le vieux, ajoutant son mot favori : Je suis un produit de la Chumbera ». Le Tato avait vu l’arrivée de l’étalon de Vistahermosa, jour aussi solennel que celui de l’entrée d’un prince de sang royal dans une très ancienne maison. Depuis lors, il n’y avait plus eu de croisement chez Guadiamar. Boitant bas, le Tato vint prendre la bride du cheval rouan. Si le Tato était encore là, s’il s’en était tiré au prix d’une jambe émiettée, il le devait à son fidèle bœuf d’étrier, qui, de lui-même, s’était interposé entre son cheval et un taureau rendu furieux par la mouche. Depuis lors, son infirmité lui interdisant de monter, il s’occupait plus spécialement du dressage des bœufs meneurs. L’intelligence des bœufs meneurs de Guadiamar, leur façon d’enrober les taureaux, de protéger cavaliers et chevaux était due, racontait-on dans la marisma, aux magies du Tato, à son langage secret… »
 
«Guadalquivir»/Joseph Peyré (1952).
 
Datos 
 
Joseph Peyré naît en 1892 en pays de Vic-Bilh, à Aydie, village béarnais où son père et sa mère sont instituteurs. Il fait ses études au lycée de Pau puis à Paris, où il est l'élève du philosophe Alain, en khâgne au lycée Henri-IV, et à Bordeaux : licence de philosophie et doctorat en droit. Après une brève carrière d'avocat au Barreau de Pau et de chef de cabinet à la préfecture de Limoges, il se dirige ensuite vers le journalisme avec Georges et Joseph Kessel. C’est alors, à la fin des années vingt, que ce dernier, soutenu par le poète, journaliste et écrivain Francis Carco, pousse Peyré à écrire. Alain avait vu juste, qui avait prédit à son élève une carrière littéraire !
 
Celle-ci durera près de quarante ans et donnera naissance à plus de quarante-quatre ouvrages romans, nouvelles, essais.
 
Quand il s’agit de l’Espagne, “ses Espagnes”, on le trouve sur tous les fronts, dans tous les domaines. Et s’il est souvent présent dans celui de la tauromachie, c’est peut-être qu’à côté des épreuves de la guerre civile, le sacrifice du taureau apporte un exutoire au peuple espagnol, d’autres sources de vie, bien plus puissantes que la mort.
 
Trois décennies durant (1934-1964) Joseph Peyré s’est consacré à l’Espagne, cette “terre aux milles visages”, a écrit de très nombreux articles, fait des conférences, tourné un film et produit treize livres emblématiques : romans d’action, romans historiques, recueil de nouvelles et une trilogie d’aventures. Une guirlande éternelle de textes qui conduisent le lecteur de l’Espagne de la tauromachie à l’Espagne de la Révolution, en passant par l’Espagne de l’ombre et celle du soleil :
 
Sang et lumières ; L’Homme de choc (Grasset, 1936) ; Roc Gibraltar (1937) ; De cape et d’épée (1938) ; La Tour de l’Or (1947) ; Guadalquivir (1952) ; La Passion selon Séville (1953) ; Une fille de Saragosse (1957) ; Le Pont des sorts (1959) ; Les Lanciers de Jerez (1961) ; Les Remparts de Cadix (1962) ; L’Alcade de San Juan (1963) ; Feux et sang de juillet (1964).
 
S’y ajoutent deux présentations de livres : L’Espagne que j’aime (1961) et L’Espagne d’hier et d’aujourd’hui (1967).
 
L’Espagne, pour Peyré, est une terre perpétuellement nouvelle. Et s’il aime y vivre et s’en inspirer, c’est parce qu’il y trouve toujours quelque chose qui change au gré des paysages, des situations et du caractère plein de vie, de générosité et contradictions du peuple espagnol.
 
Prix Goncourt 1935 pour Sang et Lumières, Joseph Peyré meurt à Cannes en 1968.
 
Patrice Quiot