Mercredi 01 Mai 2024
PATRICE
Dimanche, 28 Janvier 2024
 pic31pk
 
Le récantou des picadores…
 
Dans le patio de caballos des arènes de Nîmes, c’était à droite, presqu’au fond.
 
Ils étaient arrivés silencieux, seulement précédés par le cliquetis métallique de leurs jambes de fer dont le bruit faisait penser à ces robots miniatures qu’on achetait au Bazar de l’Hôtel de Ville, tout à côté, rue de l’Aspic.
 
Ils ramenaient accrochés à leurs chaquetillas les bruits de la fête qui battait son rythme derrière les grilles où étaient attachés les chevaux. De l’autre côté de la rue, sous les murs de la prison, leurs petits-enfants tenus par la main, de vieilles dames attendaient.
 
Dans ce récantou au sol de dalles grises, le dos appuyé aux pierres millénaires, je laissais ma main aller à caresser une fraicheur brute polie par le temps. L’endroit sentait le salpêtre humide. Dans un coin, des burladeros en instance de réparation et des outils dispersés donnaient au lieu un caractère prolétaire. Ici pas de musique, pas de soleil ; loin des attributs et des clichés de la corrida, le lieu était humble.
 
Au-dessus de nous, dans les arcades romaines, voletaient des pigeons.
 
Eux ne s’occupaient pas de ceux qui les regardaient. Ils sentaient l’eau de Cologne «Embrujo de Sevilla» ou la savonnette «Maja» et fumaient des cigarettes blondes américaines qu’ils tenaient du bout des doigts. Ils ne parlaient pas beaucoup, mais quand ils le faisaient, leur accent disait leur origine : Vejer de la Frontera, Utrera, Salamanca et leur lexique leurs préoccupations : la sécheresse du campo, la longueur du voyage, le temps qu’il faisait, la maniabilité des chevaux.
 
Leurs visages rappelaient toutes les origines ethniques de l’Espagne ; leurs noms, Quinta, Barroso, Atienza, Muñoz évoquaient des dynasties, leurs yeux avaient vu des milliers de toros et lorsque leur main lançait la puya dans le vide pour en mesurer l’obéissance, la sureté du geste leur conférait une allure de paysan maniant la faux et sa pureté une élégance d’aristocrate.
 
Visages d’empereurs romains, carrures de chevaliers Bayard, mains pour écraser le doute, entre eux ils s’appelaient du nom de  compagnons, ne sautillaient pas, ne sortaient pas d’écoles de commerce, n’avaient pas de plan de carrière et de rendez-vous notés sur des I.Phones. Et s’ils écoutaient d’une oreille entendue les consignes d’une autorité en costume cravate leur rappelant des règles dont ils disaient avec déférence avoir pris bonne note, ils se rappelaient davantage cette drôle de lueur dans les yeux des petites du Chemin-Bas d’Avignon quand en marchant, ils étaient venus du « Lisita ».
 
Ils connaissaient la vie des bêtes et le nom des fleurs, les virages du Despeñaperros, les odeurs de grésil, de pisse, de merde ou de sang et le puchero brûlant des ventas du bord des routes. Ils y puisaient la force brutale des piques données a caballo levantado, comme les donnaient Manuel Calderón Díaz et José Bayard «Badila». Peut-être, en ce moment, pensaient-ils à ce triomphe devant ce monstre gris à Sanlúcar, à ce batacazo à Vic ou à la musique jouée pour eux à Séville un après-midi de farolillos, peut-être pensaient-il aussi à leurs femmes qui les attendaient dans leurs maisons meublées de calme et d’acajou où ils entraient en mettant des patins de feutre et qui, fières de leur état, les aimaient ainsi.
 
Mais pour l’instant, ils pensaient à ces deux toros qu’ils auraient à réduire et dont les cornes tapaient sur le bois écorché des chiqueros.
 
Dans le récantou des picadores, l’heure tournait vite; ce n’était pas la montre qui le disait, mais des signes : une accélération des gestes, un frémissement soudain de la mâchoire, une tâche de lumière moins nette, un reflet de soleil plus doux, une page du «Midi Libre» qu’ils pliaient en quatre sous la chaquetilla.
 
Quant plus tard ils iraient s’aligner pour le paseo, le récantou continuerait de résonner d’un lointain cliquetis et les pigeons pourraient alors revenir…
 
Patrice Quiot