Jeudi 19 Septembre 2024
PATRICE
Vendredi, 05 Juillet 2024
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La tauromachie comme une métaphore politique…
 
« A la fin des années 1910, unanimement considérée comme l’âge d’or de la tauromachie, l’Espagne se divisait avec fureur entre « josélistes » et « belmontistes », c’est-à-dire entre les partisans de Joselito (1895-1920) et ceux de Juan Belmonte (1892-1962). Pourquoi cette lutte à distance entre les deux plus grands toreros de leur temps déchaîna-t-elle autant de passions et, presque un siècle plus tard, demeure-t-elle capitale pour comprendre à la fois cette époque et l’art de toréer jusqu’à nos jours ? Disons, en nous inspirant des analyses de José Bergamín, que Joselito assuma comme nul autre en la matière l’héritage « classique » des XVIIIe et XIXe siècles et que Belmonte représenta le début de l’ère contemporaine caractérisée par un certain « romantisme », une volonté de s’affranchir de cette encore toute récente tradition.
 
Mais laissons la parole aux intéressés. Un chroniqueur taurin de l’époque, Parmeno, interrogea les toreros qui avaient le plus brillé durant l’année 1917. Joselito ouvre le ban. A vingt-deux ans, avec déjà cinq ans de carrière dans l’élite, il est au sommet de sa gloire. Pourtant, Joselito reconnaissait avoir dû évoluer dans ses véroniques, ces premières passes frontales qu’on lui reprochait de réaliser avec trop de désinvolture : « Cela m’a coûté bien du travail : j’enrageais d’avoir à me fixer et à répéter. Mais comme tout s’apprend… Croyez-moi : sauf le style, sauf la grâce que chacun apporte au monde, tout s’apprend. A Saragosse, j’ai fait huit véroniques à un taureau en une seule passe. » « Comment cela ? », interroge Parmeno. « Très simple : en ne le laissant pas partir. Je lui ai fait la première par la droite, et une fois terminée, tenant l’animal dans les flottements de la cape, j’ai baissé le bras droit, levé le gauche, tourné un peu et fait la deuxième, et tout en tempérant, la sueur au front, j’ai répété la passe et ainsi de suite jusqu’à la huitième. Je vous montre avec ce mouchoir. Voyez : la première. Et maintenant, tout en douceur, la deuxième, et maintenant, encore plus doucement, la troisième, et aussitôt, zou ! sans peur, planté là, la quatrième, et puis la même chose, les cornes au ventre, avec la cinquième, dur ensuite avec la sixième et la septième, ivre de cet enthousiasme que procure le combat, et enfin la huitième, car le taureau ne passait déjà plus. »
 
On le voit, Joselito est avant tout un artiste qui entend se situer au sein d’une tradition, dans une position de totale abnégation au service de l’intelligence d’un jeu auquel tous doivent participer : le taureau, le torero, sa cuadrilla et le public.
 
En effet, la tauromachie est plus qu’un beau combat : elle met en lumière de façon unique les différentes attitudes de l’homme face au destin que représente le taureau. De façon unique, car l’adversité est ici vivante, contrairement aux autres arts individuels à risque (danse, trapèze, équitation, etc.) où l’adversaire, c’est le vide. Il faut donc que le torero apprenne à se faire une idée précise du caractère du taureau qu’il a en face de lui, afin de provoquer la rencontre à courte, moyenne ou longue distance. On n’aborde pas de manière identique un taureau hardi et un taureau observateur ; un taureau intrépide et un taureau craintif ; un taureau bravache et un taureau pensif… Or il en va de même des situations que nous sommes tenus d’affronter au jour le jour. Qu’elles prennent un tour brillant, curieux ou avantageux, faux, critique ou délicat, lamentable, tragi-comique ou désespéré…, l’important est d’en rester maître jusqu’au bout pour passer à autre chose, marquant une nouvelle victoire sur la mort à chaque question résolue avec intelligence et sensibilité comme à chaque taureau tué dans les règles de l’art.
 
De cette science qui place le combat au centre de tout, Joselito ne laisse surtout rien transparaître, en l’exaltant sous des figures de danse étourdissantes, moqueuses, inventives. Sans déroger à ses lois, il tourne le destin en bourrique. Joie de l’art souverainement partagé, inspirant le dynamisme de sa génération qui batailla ferme, durant les années vingt, pour mettre à mort le régime monarchique et qui, à partir de 1931, participa à l’élaboration des règles républicaines, posant les bases de nouvelles relations au droit, à la religion et à l’art.
 
Mais cette époque tourna court. Dès 1933, la droite républicaine au pouvoir tomba dans les pires travers immobilistes, qui firent perdre patience aux forces extrêmes et menèrent, trois ans plus tard, au désastre de la guerre civile. En quoi Belmonte annonça-t-il et symbolisa-t-il cette période ? 
 
Ecoutons-le d’abord, interrogé lui aussi par Parmeno en 1917. « Parlez-nous un peu de votre toreo, Juan. » « Je ne sais pas quoi en dire ! Je ne connais pas les règles, je n’en ai pas moi-même, et je n’y crois pas. Je « sens » le combat, et, sans me fixer de règles, je l’exécute à ma manière. Cette histoire de terrain, de bête et d’homme, ça m’a tout l’air d’une faribole. Si le matador domine le taureau, tout le terrain est au matador. Si le taureau domine le matador, tout le terrain est au taureau. Voilà le point. Et le fait de tempérer, commander, arrêter et reprendre dépend des nerfs du guitariste et du bois de la guitare. Vous saisissez ? Et si la touche n’est pas sans lui déplaire, elle n’enthousiasme pas pour autant le public. »
 
Propos stupéfiants : Belmonte n’a que faire des règles, et ce, non pour en créer d’autres, mais parce que tel est son bon plaisir. De là son immense et durable succès, en ce qu’il consonnait parfaitement avec les conduites anarchiques ancrées dans l’ensemble de la société espagnole : l’Etat, les partis, les syndicats, l’armée et jusqu’à l’Eglise. Les premiers républicains avaient eu beau tenter d’en canaliser les énergies, le naturel revint vite au galop, réduisant le dialogue politique à une confrontation pure et dure, animale. Belmonte incarna cet individualisme primaire, mortifère, lui dont la révolution consista paradoxalement à immobiliser le toreo. Que lui-même, d’ailleurs, se compare à un guitariste est très révélateur. Imperturbable, Belmonte se caractérisait, en effet, par son statisme face au taureau, prenant le maximum de risques, ce qui lui valut d’être appelé, entre autres, le « colosse de l’émotion ». Le torero n’apparaît plus comme un artiste, mais comme un héros. Inversion des valeurs : le torero ne sert plus un art, c’est l’art qui sert le torero, au gré de ses instincts, de son « sentir ». Et, à partir du moment où il n’est donné à voir que le risque, le toreo n’est plus de l’art, mais du spectacle à sensation. Dans le pire des cas, la démonstration de l’immobilité et du pur instinct de défense correspond à une conception militariste de l’existence, exhibant le courage devant l’adversité pour mieux instiller dans les têtes l’imminence du danger, et donc installer la peur ; dans le meilleur des cas, elle correspond au stoïcisme cultivé par l’homme incapable de s’engager, proie caustique du destin.
 
Les toreros du XXe siècle, sauf rarissimes exceptions, se référeront tous à cette « philosophie »… Jusqu’à nos jours, où un José Tomás tire à l’extrême les leçons de Belmonte en se statufiant avec une grâce inouïe et en se ménageant le minimum de terrain pour recevoir le taureau. D’où ses innombrables blessures et l’insistante impression qu’il est le dernier torero d’une époque. La fascination qu’il exerce en Espagne, et bien au-delà, ne reflète-t-elle pas le somnambulisme de l’Europe, impavide face à un avenir de plus en plus problématique ? »
 
Yves Roullière/ Cairn info dans La corrida Études 2008/7-8 (Tome 409).
 
Datos 
 
Yves Roullière (1963) est essayiste et éditeur à Paris. Hispaniste, il a traduit et commenté des poèmes de Lope de Vega, Miguel de Unamuno, José Bergamín, Ricardo Paseyro, Horacio Castillo.
 
À partir de 1991, certains de ses propres poèmes ont été publiés dans la NRF, Légendes, Nunc, Arpa, et traduits en Espagne dans La Primera Piedra et Acontecimiento. Il est membre du comité de rédaction d’El Alambique (Guadalaraja, Espagne).
 
 
Patrice Quiot